Bien avant le XXe siècle, la France a connu plusieurs expériences de papier-monnaie. La plus célèbre est sans doute celle du Système de John Law. C’est pourtant l’épisode monétaire des assignats qui poussé le plus loin les frontières de la planche à billets…
Ce qu’il faut retenir :
- Pendant plus de 50 ans, les conséquences du Système de Law ont vacciné la France contre tout système de papier-monnaie ;
- Louis XVI aurait probablement sauvé sa tête s’il avait été un peu plus « keynésien » ;
- « Le vrai drame de la Révolution n’est pas à l’échafaud ; il est dans le vertige de l’assignat », pour reprendre la formule de René Sédillot.
À quand remonte l’introduction du papier-monnaie en France ?
Dans son Histoire du franc (Sirey, 1979), l’historien René Sédillot recense 6 expériences françaises de papier-monnaie :
- La monnaie de cartes, en Nouvelle-France, c’est-à-dire au Canada (1685-1763) ;
- Les billets de Monnaie (1701-1712) ;
- Le Système de Law (1716-1720) ;
- La Caisse d’escompte (1776-1793) ;
- Les assignats (1789-1796) ;
- Les mandats territoriaux (1796-1797).
Je vais consacrer ce billet aux expériences de papier-monnaie étant intervenues entre 1776 et février 1796.
La Caisse d’escompte (1776-1793)
Après la déconfiture du Système de Law en 1720, la France connaît un demi-siècle de relative stabilité monétaire.

Les ennuis reprennent dans les années 1770. En 1776, l’État créé un établissement destiné à recevoir des dépôts, à escompter les effets de commerce et à négocier l’or et l’argent. Cet établissement, dont les pouvoirs se limitent à l’émission de billets de caisse, c’est la Caisse d’escompte.
À deux reprises (1783 et 1788), l’État, alors impécunieux, sollicite des avances de la Caisse au travers de Necker.

Ces imprudences sont cependant contenues : les émissions restent couvertes au plus du tiers par une encaisse métallique.
À vrai dire, pour Sédillot, à qui l’on ne peut pas reprocher d’être keynésien, la Caisse serait même restée trop timorée, à l’image du roi lui-même : « Tous les problèmes financiers qui se posent en 1789 pourraient être résolus par une mutation monétaire hardie, voire par une bonne inflation. Soixante ans de stabilité des espèces dissuadent de toute manipulation, et le Système est encore trop proche pour qu’on se risque à le renouveler. Au prix d’une crise monétaire, Louis XVI ne fera pas l’économie de la Révolution », raconte l’historien.
C’est ainsi que l’Histoire monétaire de France voit s’ouvrir son prochain chapitre…
Révolution française : l’histoire des assignats (1789-1796)
Quand a eu lieu l’expérience des assignats lors de la Révolution française ? (dates)
Près de 70 ans après l’exil de John Law, les Français n’ont plus la hantise du papier-monnaie.
La France est cependant de nouveau sujette à des troubles politiques extrêmes.
Qui gouverne la France après la Révolution du 1789 ?
Le 20 juin 1789, c’est le serment du jeu de Paume : les États deviennent Assemblée nationale, et les députés jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné à la France une Constitution.

Les impôts ne rentrant plus, il est à nouveau fait appel à la Caisse d’escompte, mais cela n’est pas suffisant. Le risque de banqueroute est grand et il faut, de toute urgence, trouver de l’argent.
Quelles sont les étapes de la Révolution française de 1789 ?
Le 2 novembre 1789, sur proposition de Talleyrand, l’Assemblée nationalise les biens du clergé, prenant en contrepartie l’entretien des ministres du Culte à sa charge.

Suite à cette spoliation, c’est Pétion, député de Chartes, qui dira tout haut ce que tous les députés pensent tout bas : « Ne pouvons-nous fabriquer nous-mêmes le numéraire fictif dont la nécessité est reconnue ? Nous avons à notre disposition les fonds ecclésiastiques et domaniaux. Créons des obligations à ordre. Faisons-leur porter un intérêt. Assignons-leur un paiement certain ».
Les biens du clergé ne pouvant être vendus sur le champ, il s’agit de gager du papier sur les trésors fonciers nationalisés, en divisant la valeur de ces biens, comme pour une société par action.
Ainsi naissent les assignats, en décembre 1789, qui seront émis par la Caisse de l’extraordinaire, créée pour l’occasion. Notez que l’Assemblée a soigneusement éviter de créer un nouveau « billet » ou une nouvelle « Banque » : il s’agit de ne pas rappeler à la mémoire collective les souvenirs du funeste Système.
En avril 1790, les 400 millions d’assignats de 1000 livres émis, qui n’étaient alors que des bons, deviennent monnaie, c’est-à-dire qu’ils ont cours légal dans tout le Royaume.
Mais les révolutionnaires ne vont pas en rester là…
Des premiers assignats à l’inflation révolutionnaire
Le problème est le suivant : la nuit du 4 août 1789, avec l’abolition des privilèges, l’Assemblée nationale a supprimé les impôts indirects.

L’État n’est donc plus en mesure d’emprunter. Comment alors financer l’action publique ?
La réponse est toute trouvée : pour parer au déficit grandissant du Trésor, il suffit de créer de nouveaux assignats !
Les arguments de Talleyrand, Lavoisier et Condorcet ne résistent pas à ceux de Barnave, Pétion, Mirabeau et Gouget des Landes : en septembre 1790, l’Assemblée vote une nouvelle création d’assignats, avant que les coupures ne tombent à 5 livres (6 mai 1791), puis à 10 sous (23 décembre 1791).

La démesure succède alors à la raison : « Pour accélérer les émissions, on agrandit les sécheries de papier et les ateliers d’imprimerie, on multiplie les presses en activité, on embauche du personnel pour numéroter et signer les billets, puis, pour gagner du temps, on renonce à toute mention manuscrite : les presses s’en chargeront », raconte Sédillot.
Il faut dire qu’entre-temps, non seulement la France est entrée en guerre contre la Première Coalition (1792), mais la Chouannerie (1792–1800) et la guerre de Vendée (1793–1796) opposent républicains et royalistes.
En mai-juin 1793, nous en sommes à 5 800 millions d’assignats. C’est « déjà plus de deux fois plus que n’a fait Law », commente Sédillot.
Pour conserver la confiance du peuple, l’Assemblée majore la valeur du gage foncier en réévaluant les domaines nationaux de 2600 millions… à 3100 millions… puis à 4600 millions. Il faut dire qu’entre temps, l’Assemblée a nationalisé les biens des émigrés et des condamnés.
« La guillotine bat monnaie. Paris chante les exploits financiers du bourreau : “Grand trésorier de France – O sublime Samson – Combien dans la finance – Tu surpasses Cambon… ”. », raconte Sédillot.Pour ne rien arranger, les faux-monnayeurs et les spéculateurs de France et de Navarre s’en donnent à cœur joie. Mais cela n’est rien en comparaison de l’action des presses officielles.


À quelle allure les assignats ont-ils perdu de leur valeur ?
De l’inflation révolutionnaire à la Terreur monétaire
Quand l’inflation a-t-elle commencé durant la Révolution française ?
Jusqu’au milieu de 1790, l’assignat conserve sa valeur. Mais un an plus tard, il en a perdu 15% et, en juillet 1793, 64%.
« A Paris même, le procureur général doit requérir la force armée pour protéger la fabrique d’assignats, dont on menace de détruire les presses ». Dans un contexte de guerre, « la dépréciation varie selon les circonstances : les victoires soutiennent le cours de l’assignat, les défaites et les insurrections lui sont fatales », commente Sédillot.
Mais globalement, les prix montent, et c’est la famine.
L’inflation, symbole de la Révolution française

Puis arrive ce moment où la mauvaise monnaie se met à chasser la bonne : rapidement, tout ce qui a de la valeur est thésaurisé. Le commerce s’effondre, puisqu’en dépit du cours légal, plus grand monde n’accepte les assignats.
En réaction, l’Assemblée décide que toutes les réserves doivent être déclarées : grains, farines, graisses, légumes, rien n’y échappe. Particuliers comme marchands, tous doivent déclarer et mettre en vente leurs stocks, sous peine de mort.
« Caves, greniers et entrepôts reçoivent la visite des commissaires, de jour et de nuit. La perquisition vient au secours de la réquisition », raconte Sédillot.La Terreur monétaire se met en place.
L’étape suivante est écrite d’avance : la Convention nationale (c’est-à-dire l’assemblée constituante élue en septembre 1792), fixe un maximum pour le prix des grains, puis de tous les prix et les salaires (septembre 1793). Les contrevenants risquent la mort, tout comme ceux qui refusent les assignats (septembre 1793 également).
En dépit de ce risque, le marché noir se développe, et chaque marchandise a deux prix : l’un en papier, l’autre en nature.
Il faut attendre mars 1794 pour que la Convention libère les prix, les changes, la Bourse et les métaux… pour mieux relancer l’inflation ! Pour Cambon, la saisie de biens fonciers en Belgique est l’occasion de réévaluer le montant des domaines nationaux, et de fabriquer 3 200 millions de nouveaux assignats.

Sous le Directoire, le Conseil des Cinq-Cents (la chambre basse du parlement) semble sonner la fin de cette grande expérience monétaire. Le 23 décembre 1795, il est décidé une dernière impression d’assignats, après quoi « les planches seront brisées ».
Les assignats, du début à la fin de la Révolution française : quelles conséquences ?
Quelques chiffres, tout d’abord : combien d’assignats a-t-il été imprimé ?
« Au total, quand prendra fin officiellement l’aventure, il circulera plus de 39 milliards d’assignats. II en aura été fabriqué pour plus de 45 milliards ; soit quinze fois plus que durant le Système de Law. La Révolution aura multiplié par 20, en sept années, le volume des moyens de paiement », compte Sédillot.
Comment la Révolution française a-t-elle transformé la société ?
Ce papier ne vaut plus rien, mais il reste accepté à sa valeur nominale par l’État et pour le règlement des dettes privées. Les créanciers s’en trouvent donc ruinés, et les débiteurs libérés.
L’expérience des assignats est ainsi l’occasion d’un vaste transfert de richesse au sein de la société. Voici comment Sédillot raconte ce phénomène : « les biens nationaux trouvent preneurs. Par la grâce de l’assignat, un vaste transfert de propriétés est réalisé au profit des fermiers, des métayers, de la petite bourgeoisie de province, des artisans, parfois même des manœuvres et des journaliers. Du Berry à la Savoie, de la Provence à la Gironde, c’est une immense rafle de grands et de petits domaines, de clos, de jardins, de prés, de métairies. Les terres d’une abbaye du Poitou sont cédées au cinquième de leur valeur. Tel paysan vend une livre de beurre au marché et avec ce qu’il en touche, achète séance tenante vingt-deux arpents de terre. Les salles d’enchères sont envahies. À défaut de biens immeubles, on achète n’importe quoi : bijoux, or, argenterie, vaisselle plate. “Étrange époque où l’on trouve à se procurer du savon chez son cordonnier, du drap d’Elbeuf au restaurant, de la dentelle chez le pharmacien, des haricots chez le coiffeur” (Pierre Bessand-Massenet, “de Robespierre à Bonaparte”). »
Puis, le troc remplaçant peu à peu le commerce en dépit du risque de mort, l’État lui-même finit par ne plus accepter les assignats.Il ne reste qu’à consacrer la faillite. Ce sera chose faite le 19 février 1796. À 9 heures, place Vendôme, des tombereaux d’assignats sont brûlés avec les planches à billets. L’assignat est mort.
Ceci dit, l’histoire du papier-monnaie révolutionnaire n’est pas terminée.
Des cendres des assignats vont naître les mandats territoriaux.
Mais c’est-là une autre histoire, que je vous conterai une prochaine fois.