Dans ce feuilleton en 4 épisodes, nous allons voir comment et pourquoi la monnaie a évolué au fil des siècles, depuis Rome jusqu’à la monnaie fiduciaire. Notre propos se fondera en particulier sur un article rédigé en 2007, modifié en 2015 et republié dans le rapport In Gold We Trust 2022 en hommage à son auteur, Heinz Blasnik, décédé début 2022.
Quelques décennies après que Charles II a ruiné le système bancaire londonien naissant, l’Homme allait reproduire les mêmes erreurs de l’autre côté de la Manche, cette fois-ci avec des conséquences d’une tout autre magnitude.
Dans ce nouvel épisode, nous vous racontons l’histoire de celui qui a tenté la première grande expérience de monnaie fiduciaire inspirée par les idées de Charles II, j’ai nommé John Law !
John Law et la première expérience de papier-monnaie française
John Law est né à Edimbourg en 1671. Ironie de l’Histoire puisque si vous vous souvenez de notre précédant épisode, il s’agit de l’année lors de laquelle le roi Charles II a fait défaut sur dette, ravageant le système bancaire londonien.

par Alexis Simon Belle.
Ce fils d’un banquier très influent de la place édimbourgeoise a été initié très jeune aux activités bancaires et à la prise de risques. A 23 ans, il s’enfuit sur le continent après avoir été condamné à une peine de prison. Quelques temps plus tôt, il avait occis un duel un homme qui convoitait les faveurs de sa demoiselle de cœur. Il débarque à Amsterdam puis écume l’Europe pendant 20 ans (Genève, Venise, Sicile, Savoie…) en vivant des jeux d’argent. Il entame ses travaux théoriques sur le fonctionnement de l’économie et de la finance, publiant quelques essais sur la masse monétaire qui resteront confidentiels, sans parvenir à faire adopter ses idées par les grands décideurs de son temps. Louis XIV lui-même avait rejeté les plans de cet « aventurier huguenot ».
Le système de Law en France : naissance, évolution et mort (1715-1720)
En 1715, une fois le Roi-Soleil décédé, Law retente sa chance à Paris et offre ses services d’économiste à Philippe d’Orléans. Le régent (Louis XV n’a alors que 5 ans) prête à Law une oreille très attentive. Et pour cause, il est à la tête d’un Etat en quasi-faillite. La dette de l’État français représente alors une dizaine d’années de recettes fiscales, et le royaume se trouve paralysé par une fiscalité accablante et un manque de confiance relatif à sa santé financière. On thésaurise plus qu’on ne dépense, l’économie française est sclérosée.
La thèse principale de Law est qu’au plus il y a d’argent en circulation, au plus la prospérité d’un pays est grande. Tout ce dont manque la France, c’est donc de monnaie ! Law a exposé ses idées dans un traité publié en 1705, intitulé Money and Trade Considered. Selon les propres mots de Law : « Le commerce intérieur dépend de l’argent. Une plus grande quantité [d’argent] emploie plus de personnes qu’une quantité moindre. En outre, l’argent ajoute à la valeur du pays ». Law pensait donc manifestement que la croissance économique résultait de la dépense. De là à considérer que l’Ecossais était sans doute le premier économiste keynésien au monde, il n’y a qu’un pas que Blasnik franchit volontiers.

Le 2 mai 1716, notre banquier et économiste écossais est autorisé par édit à créer une banque privée par le régent, dans le but de liquider la dette laissée par Louis XIV. A 45 ans, Law peut enfin passer de la théorie à la pratique.
C’est chose faite avec la fondation de la Banque générale (qui deviendra plus tard la Banque royale), société par actions. Le Régent lui-même souscrit à l’émission d’actions, payables pour les trois quarts en dette d’Etat, et pour seulement un quart en espèces métalliques. En pratique, la Banque générale récupère des dépôts d’or et d’argent qu’elle échange contre du papier-monnaie, des billets, garantis par son capital et convertibles à vue en espèces métalliques. Par ailleurs, la banque propose un dividende annuel de 7,5%, soit 5 fois ce qui est pratiqué par ses concurrentes. Que voilà deux caractéristiques qui attirent le chaland.
A ce stade, une question centrale se pose : comment amadouer un public méfiant vis-à-vis de cette première expérience de papier-monnaie ?

Il va s’agir pour John Law de reproduire ce qui a fait le succès de bâtons de comptage partagés (split tally sticks) en Angleterre à partir d’Henri II. Ainsi, le 10 avril 1717, un nouvel édit autorise le paiement de l’impôt via les billets émis par la Banque générale.
Rapidement, la Banque générale se met à imprimer beaucoup plus de papier-monnaie qu’elle n’a réellement d’or et d’argent en dépôt. Et que se passe-t-il lorsque la monnaie devient surabondante ? Un immense boom du crédit et des actifs apparaît. Celui-ci gagne en ampleur après que Law décide de mettre en circulation les actions de la Compagnie des Indes, alias la Compagnie du Mississippi, qui jouit d’un monopole commercial avec le Nouveau Monde et les Antilles.
La spéculation, entretenue à grand renforts de propagande de la part de l’économiste écossais, dure jusqu’à ce que le système de Law s’effondre le 24 mars 1720. Voici comment Blasnik raconte ce processus : « Entre 1719 et 1720, les actions de la Compagnie passent de 500 à 10 000 livres. Comme on pouvait s’y attendre, la bulle finit par éclater, et l’action perd 97 % de sa valeur […]. Les financiers furieux et nerveux tentent de convertir leurs billets de banque de la Banque royale en espèces [métalliques] […] mais, naturellement, la promesse de convertibilité ne peut pas être honorée, tant la banque a créé de billets de banque. En définitive, ses billets s’échangent avec des décotes allant jusqu’à 99 % de leur valeur nominale. »

Compagnie du Mississippi de John Law sont désespérés
de récupérer leur argent. Gravure sur cuivre d’Antoine Humblot.
Le 24 mars 1720, la Banque royale est donc en banqueroute. Sous l’effet des déposants qui se présentent en masse pour échanger leur papier-monnaie contre du métal qui a été soldé il y a bien longtemps déjà, la France est le théâtre de l’un des premiers krachs financiers de l’Histoire.
Rouillé du Coudray, un conseiller du régent, avait pourtant identifié le point faible du système de Law dès le départ : la sécurité de l’encaisse en cas de retraits soudains et massifs, c’est-à-dire en cas de bankrun comme on dirait aujourd’hui. La mariée était trop belle, il n’a pas été écouté.
Bien sûr, l’histoire ne s’arrête pas là.
Le gouvernement a d’abord tenté ce qui est par la suite devenu un grand classique. Le 9 mars 1720, John Law ordonnait la démonétisation de l’or et l’interdiction de posséder des métaux précieux à l’exception des objets à destination religieuse, ce qui entraina une flambée des prix des objets religieux, comme l’a expliqué Yannick Colleu. Mais cela n’est pas suffisant et en décembre 1720, Law, qui avait été nommé Contrôleur général des Finances au mois de janvier, doit à nouveau s’exiler. Il trouve d’abord refuge à Venise, sous la protection officieuse du régent. C’est là qu’il mourra en 1729, à 57 ans.
Quelles sont les conséquences de l’expérience de Law en France et dans le monde ?
Le bilan de cette expérience est macabre. Avec l’effondrement de la Compagnie du Mississippi et du système de Law, c’est toute l’Europe qui a sombré dans une crise économique. De nombreux investisseurs français et étrangers se retrouvant soudainement sans le sou, de multiples faillites s’en sont suivi et la confiance dans le tissu économique et financier européen s’est effondré.
Blasnik écrit que la France s’en est trouvée « dans une situation économique bien pire qu’avant l’expérience ». Il est indéniable que du point de vue de l’économie privée, la banqueroute de la Banque royale n’a eu que des effets négatifs, hormis pour ceux qui avaient bénéficié de renseignements de première main. De nombreux actionnaires ont été ruiné, ainsi que les rentiers qui ont été laminés par l’inflation.
Du point de vue de ceux étaient endettés cependant, le résultat des courses est différent. Tout d’abord, les finances publiques s’en retrouvent assainies au détriment des actionnaires privés de la Banque royale. Par ailleurs, l’inflation a allégé les dettes de l’ensemble de l’économie.
Néanmoins, tant le terme de « banque » que la monnaie-papier sont restés impopulaires pendant des décennies. A titre plus anecdotique, signalons que ce désastre financier a tant marqué les esprits que les établissements qui ont succédé à la Banque royale ont tous pris le titre de « caisse », avant que Napoléon Bonaparte ne fonde la Banque de France en 1800.
Et pourtant, écrit Blasnik, « l’idée de Law (manifestement copiée du système du bâton de comptage) selon laquelle la monnaie fiduciaire pouvait être soutenue en la rendant éligible pour acquitter les obligations fiscales, n’a pas été oubliée. » En témoignent l’hyperinflation dans la France révolutionnaire qui a ruiné notre économie dans les années 1790 avec les assignats et les mandats territoriaux (soit seulement 70 ans après la chute de Law !) ou encore de nombreux épisodes d’hyperinflation qui se sont déroulés au cours du XXème siècle, toujours en rapport avec des tentatives désespérées de financement des dépenses publiques par la planche à billets.
Ce n’est pas tout puisque trois siècles après l’échec retentissant de sa tentative de relance de l’économie française, Law et son système ont toujours une influence cardinale sur la théorie monétaire. En effet, les thèses de Stephanie Kelton et des autres éminents défenseurs de la Théorie monétaire moderne (TMM) empruntent de nombreux concepts clé à Law.

Bref, comme le constatait déjà Henry Hazlitt en son temps, « Les idées qui passent aujourd’hui pour de brillantes innovations et avancées ne sont en fait que des reprises d’anciennes erreurs. »
Le moment est venu de récapituler les enseignements que nous avons tirés de ces 17 siècles d’histoire monétaire.
Dans notre dernier épisode, nous répondrons à notre question initiale, à savoir : « Comment des objets essentiellement sans valeur en sont-ils venus à être largement acceptés comme monnaie ? »
Une petite histoire de la monnaie #1 : de Rome à l’entrée en scène des substituts à la monnaie
Une petite histoire de la monnaie #2 : l’Angleterre médiévale et les bâtons de comptage