Dans ce feuilleton en 4 épisodes, nous allons voir comment et pourquoi la monnaie a évolué au fil des siècles, depuis Rome jusqu’à la monnaie fiduciaire. Notre propos se fondera en particulier sur un article rédigé en 2007, modifié en 2015 et republié dans le rapport In Gold We Trust 2022 en hommage à son auteur, Heinz Blasnik, décédé début 2022.
Le passage d’une monnaie simplement dévaluée à une pure monnaie fiduciaire s’est produit par la conjonction de deux développements historiques « distincts et entremêlés », pour reprendre l’expression De Heinz Blasnik :
- L’introduction des premiers billets de banques et du système de réserves fractionnaires, au travers de l’activité des ancêtres des banques commerciales modernes, j’ai nommé les orfèvres ;
- La mise en œuvre en Angleterre du système médiéval d’enregistrement des paiements par bâton de comptage.
La monnaie fiduciaire a pu naître grâce accordée aux orfèvres par leur clients.
Reste à voir le lien avec l’Angleterre de Charles II…
Mais avant cela, il va nous falloir faire un bond de quelques millénaires en arrière pour vous parler de l’une des premières formes de monnaie.
Qu’est-ce que les bâtons de comptage, ou bâtons de taille partagé ?
Commençons par le bâton de comptage simple : il s’agit d’une technique d’enregistrement des nombres consistant à appliquer des entailles sur un morceau de bois, d’os ou d’ivoire. Cette pratique remonte à la Préhistoire. Les deux os d’Ishango, découverts au Congo en 1950, en sont les plus célèbres témoins. Ils font 10 et 14 cm de long et l’on estime qu’ils remontent à 20 000 ans en arrière. L’artéfact le plus ancien est cependant l’os de Lebombo, découvert en Afrique du Sud vers 1972, qui aurait entre 43 et 44 000 ans.

exposé en Belgique.
Imaginez un homme préhistorique : il ne sait pas « compter », mais en appliquant des entailles sur un bâtons, il lui est possible de savoir si tous ses moutons sont bien rentrés à l’enclos. On sait que cette technique de comptage était utilisée dans la Rome antique et Marco Polo l’a vue utilisée en Chine dans la seconde moitié du XIIIe siècle.
Venons-en au bâton de comptage partagé. Cette technique est devenue commune dans l’Europe médiévale. Rappelons que le Moyen-Âge est une immense période de l’histoire de l’Europe puisqu’elle s’étend de la fin de l’Antiquité (avec la chute de l’Empire romain d’Occident à la fin du Ve siècle) à la Renaissance et aux Grandes découvertes (fin du XVe siècle), qui ouvrent l’Epoque moderne.
L’Homme médiéval n’était bien souvent guère plus lettré que notre Homme préhistorique. Il vivait dans une économie essentiellement agricole où les impôts étaient généralement payés sous la forme de marchandises. Et c’est là que le bâton de comptage partagé entre en jeu.
En fendant ce bâton (ou cette planchette, souvent en noisetier) en deux parties dans le sens de la longueur, les deux extrémités cassées forment un parfait système anti-contrefaçon puisqu’elles seules peuvent s’emboîter l’une dans l’autre. Le serf en conservait une moitié comme preuve de paiement de son impôt, quand l’autre revenait au percepteur. Cette technique de comptabilisation des paiements était également utilisée dans le cadre des relations client/fournisseur.

En France, ce système a perduré jusque dans la première partie du XXe siècle, notamment dans la haute Provence rurale. La « taille » était conservée par le commerçant et la « contretaille » (ou « échantillon ») revenait à l’acheteur.
Mais c’est en Angleterre que ce système a eu le plus d’impact sur l’histoire de la monnaie.
L’Angleterre d’Henri Ier à Charles II : tally sticks et naissance du marché de la dette publique
Chez nos voisins d’Outre-manche, le système du bâton de comptage partagé (split tally stick) a été institutionnalisé par Henri Ier (1100-1135) en 1100 en tant que méthode officielle pour enregistrer et contrôler le paiement des impôts.

Sous le règne d’Henri II (1154-1189), ce système a commencé à se complexifier. A l’époque, les impôts étaient payés deux fois par an. Ce que l’on appellerait aujourd’hui l’« acompte partiel » réglé à Pâques a donné lieu au développement d’un marché secondaire des bâtons de comptage, sur lequel ces derniers s’échangeaient à un prix inférieur à leur valeur nominale. Comme ces bâtons pouvaient être présentés à l’Échiquier comme preuve du paiement des impôts, ils en sont venus à être acceptés en tant que substituts à la monnaie pour le paiement de biens et de services.
La suite était écrite d’avance : très rapidement, le roi et son trésorier se sont rendu compte que rien ne les empêchait d’émettre des bâtons de comptage à l’avance. Dans un royaume guerrier, ce ne sont pas les prétextes ni les urgences qui manquent. C’est ainsi qu’est né le marché de la dette publique : par la vente de créances sur des recettes fiscales futures.

Voilà comment s’est formée la pierre angulaire de notre système de monnaie fiduciaire et de notre système financier contemporain.
Avec Charles II (1660-1685), l’ingénierie financière a changé de vitesse, ou plutôt de dimension. C’est avec elle que la monnaie est entrée dans la modernité.

Charles II était pourtant plutôt mal parti. Arrivé sur le trône d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande dans le cadre de la restauration de la monarchie après l’épisode pseudo-républicain de Cromwell, ses pouvoirs de monarques avaient été considérablement amenuisés. En pratique, le roi en était réduit à supplier le Parlement de bien vouloir lui permettre de financer ses dépenses en levant des impôts.
Et c’est là que nous allons raccrocher la locomotive anglaise au wagon de nos fameux orfèvres et de leurs reçus au porteur.
Charles II avait une bien mauvaise habitude. Chaque fois que le Parlement l’autorisait à lever un impôt, il courait chez les orfèvres de Londres pour encaisser ces recettes fiscales futures en vendant des bâtons de comptage au rabais. Que faisaient ensuite les orfèvres ? Ils revendaient cette dette payable au porteur sur le marché secondaire, d’où un accroissement des fonds qui pouvaient être prêtés au roi. Vous voyez se former le cercle vicieux.
Ce n’est pas tout. La cupidité a poussé les orfèvres à verser des intérêts aux déposants afin d’attirer encore plus de fonds. Le roi étant considéré comme l’équivalent d’un emprunteur souverain moderne noté triple A, les orfèvres se disaient que ce montage ne comportait aucun risque et que la dette souveraine serait forcément remboursée. Le roi ne pouvait-il pas en effet compter sur les recettes fiscales à venir pour couvrir ses dettes ?
C’est ainsi qu’un marché actif de cette dette publique s’est développé, personne ne trouvant rien à redire au fait que les coffres des orfèvres contenaient de moins en moins d’or et de plus en plus de bois.

Vous voyez sans doute le potentiel ponziesque de la situation. Attendez la suite, car nous ne sommes encore qu’au début de l’histoire…
Non content de monétiser en avance les recettes fiscales qui avaient été approuvées par le Parlement, Charles II s’est mis en tête de contourner ce dernier en émettant des bâtons de comptage* de son propre chef ! Charles échangeant contre de l’or des bâtons de bois qu’il produisait à un rythme de plus en plus effréné, la situation déboucha sur un boom du crédit. (* pour l’anecdote, précisons que « la moitié du bâton remise à la partie qui avance les fonds dispose d’une poignée et est appelée le stock, tandis que l’autre moitié est appelée le fleuret [‘’foil’’]. Le terme « stock » a ensuite évolué pour désigner les actions des sociétés cotées en bourse », comme le rappelle Heinz Blasnik).
Grâce à la martingale de ce montage financier, le fait que Charles II a accédé au trône avec des pouvoirs restreints en matière de fiscalité ne l’a nullement entravé dans ses projets de dépenses faramineuses. Voici le bilan des 25 ans de règne de celui que l’on surnommait le « Monarque joyeux » :
- 3 guerres qu’il a toutes perdues ;
- Entretien d’une cour hédoniste ;
- Engendrement d’une litanie d’enfants illégitimes dont il a reconnu 14 d’entre eux.
Seulement voilà, les montages financiers de type Ponzi ont tous une limite naturelle : ils ne peuvent pas s’étendre indéfiniment.
Pour drainer toujours plus dépôts en direction du roi, il n’y a qu’une solution : offrir des taux d’intérêt plus élevés. Or en 1671, l’escompte (c’est-à-dire la remise accordée à un acheteur payant avant le terme convenu) annuel sur la dette du roi avait atteint 10 %. C’est à ce stade que les demandes de rachat se sont mises à dépasser le montant de la collecte, le roi devant rembourser plus d’argent qu’il ne pouvait en emprunter…. Aïe aïe aïe, était-ce le début de la fin pour Charles II ?
Que nenni ! Charles II s’est soudainement souvenu qu’il existait une loi contre l’usure, laquelle lui a permis de déclarés interdits les taux d’intérêt supérieurs à 6 %.
Et ensuite ? Le fait du prince : comme la dette récemment émise faisait l’objet d’un escompte bien plus élevé, Charles II a tout simplement déclaré la dette illégale et a cessé de la rembourser. « Du jour au lendemain, les bâtons du roi sont redevenus ce qu’ils avaient toujours été : des bâtons de bois sans valeur », raconte Blasnik.
Pour ajouter l’insulte à l’infâmie, Charles II s’est arrangé pour que ce ne soit pas lui qui soit blâmé, mais les orfèvres – qui étaient certes loin d’être blancs comme neige.
Epilogue et morale de cet épisode de notre petite histoire de la monnaie fiduciaire
Le système bancaire londonien naissant ne s’est jamais vraiment remis de ce coup dur. « D’un trait de plume, Charles II a transformé d’innombrables créanciers en donateurs indigents et bien involontaires à la couronne », pour reprendre la formule de Blasnik.
En 1834, tous les bâtons de comptage encore existants ont été réunis dans les fours à charbon qui se situent en-dessous de la Chambre des Lords pour être détruits. Cette histoire n’étant pas encore assez cocasse, c’est tout le Palais de Westminster qui a brûlé avec eux, ce qui a donné lieu à ce fameux tableau de Turner.

Quoi qu’il en soit, les bâtons de comptage partagés ont été l’une des pierres d’achoppement de la croyance selon laquelle un système de monnaie fiduciaire peut fonctionner de manière pérenne. Comme l’écrit Blasnik : « Le système du bâton de comptage et la transformation des orfèvres d’institutions de dépôt en banquiers pratiquant la réserve fractionnaire ont fourni les bases de la structure du système monétaire moderne. »
Quelques décennies plus tard, l’Homme allait reproduire les mêmes erreurs de l’autre côté de la Manche, cette fois-ci avec des conséquences d’une tout autre magnitude.
Dans le prochain épisode, nous vous parlerons de John Law !
Une petite histoire de la monnaie #1 : de Rome à l’entrée en scène des substituts à la monnaie
Une petite histoire de la monnaie #3 : la France et le système de Law