Dans ce feuilleton en 4 épisodes, nous allons voir comment et pourquoi la monnaie a évolué au fil des siècles, depuis Rome jusqu’à la monnaie fiduciaire. Notre propos se fondera en particulier sur un article rédigé en 2007, modifié en 2015 et republié dans le rapport In Gold We Trust 2022 en hommage à son auteur, Heinz Blasnik, décédé début 2022.
Des siècles durant, il n’était pas envisageable que la monnaie soit purement fiduciaire, c’est-à-dire non convertible en un sous-jacent tangible. De vulgaires morceaux de papier recouverts d’encre n’auraient pas été acceptés par le public pour lequel l’or et l’argent étaient la monnaie, et la monnaie était l’or et l’argent (et, parfois, d’autres métaux précieux).
« Comment des objets essentiellement sans valeur en sont-ils venus à être largement acceptés comme monnaie ? »
Cette contrainte n’a jamais fait les affaires des Etats, toujours prompts à avilir la monnaie pour financer l’extension du domaine de l’action publique. Longtemps, les Etats ont recouru à des techniques d’avilissement de la monnaie assez rudimentaires (surproduction de métal, dilution de la teneur des pièces en métal précieux) revenant à voler les citoyens en générant de l’inflation. La chute d’empires entiers n’y est pas étrangère, et celle de Rome n’en n’est que l’exemple le plus éblouissant.
Cependant, résume Heinz Blasnik, « le système du bâton de comptage et l’expérience de John Law ont démontré comment pouvait être générée la demande publique pour une monnaie fiduciaire, notamment par le biais de l’acceptation par le gouvernement d’une telle monnaie pour le paiement des impôts. »
Ce système coercitif repose sur 2 principaux piliers juridiques :
- La monnaie fiduciaire a cours légal pour le paiement des dettes publiques et privées ;
- La monnaie fiduciaire est un moyen légal (puis in fine le seul et unique moyen légal) pour s’acquitter de l’impôt.
Le passage de la monnaie marchandise à la monnaie fiduciaire ne s’est pas fait sans transition. A l’origine, les billets de banque n’étaient que des créances sur des poids définis de monnaie métallique détenue dans les coffres d’un orfèvre ; des substituts de monnaie.
Il a d’abord fallu que le public s’habitue à manier ces représentations papier de la monnaie. Une fois que ce fut chose faite, l’Etat a alors pu passer à l’étape suivante : priver ces substituts de monnaie de leur convertibilité.
Voilà comment nous en sommes arrivés à une monnaie qui n’est plus la représentation d’un équivalent en marchandise mais un simple signe monétaire.
Et ce signe qu’est le billet de banque contemporain renvoie à deux réalités bien distinctes découlant du système de réserves fractionnaires :
- Les substituts monétaires couverts, c’est-à-dire la monnaie de dépôt pour laquelle il existe des réserves bancaires, soit sous forme d’espèces en chambre forte, soit sous forme de réserves détenues à la banque centrale ;
- Les substituts monétaires non couverts, c’est-à-dire les supports fiduciaires pour lesquels il n’existe pas de contrepartie sous forme de monnaie standard.
Au-delà des caractéristiques légales et financières qui ont permis d’établir le système de monnaie fiduciaire, il faut ajouter un 3ème pilier, cette fois-ci d’ordre psychologique, qui lui permet de fonctionner… jusqu’à ce qu’il ne fonctionne plus :
- La confiance dans la valeur de la dette publique, laquelle repose sur la conviction que les gouvernements seront en mesure d’extraire suffisamment de richesses de leurs citoyens pour rembourser cette dette. Les titres de dette publique font office de principal « sous-jacent » (pour ainsi dire) aux billets de banque en circulation et aux écritures comptables. Les titres de dette publique lient ainsi les gouvernements au système bancaire par l’intermédiaire de la banque centrale. En effet, le grand argentier a en théorie (pas toujours en pratique) le pouvoir de « monétiser » cette dette en créant de l’argent frais ex-nihilo afin d’acheter des titres de dette publique. Ce rôle de prêteur en dernier ressort, qui n’est autre qu’une façon détournée de créer de la monnaie, est un élément essentiel de ce jeu de confiance, comme l’explique Blasnik.
L’inconvénient majeur de système monétaire où l’Etat est omnipotent est bien connu, et est en train de faire son grand retour sur le devant de la scène.
L’inflation, où comment l’Etat confisque votre pouvoir d’achat (sans générer de rébellion)
Depuis la naissance de l’Etat, ce dernier reste confronté au même problème fondamental : comment ponctionner toujours plus d’argent à la population sans pour autant déclencher de révolution ?
Si le gouvernement devait financer ses dépenses astronomiques en augmentant les impôts en proportion, il ferait face à une jacquerie, voire à une révolution. Au lieu de cela, le gouvernement recourt à l’inflation. Le système fiduciaire moderne offrant beaucoup plus de latitude aux pouvoirs publics que le système bimétallique en matière de création d’inflation, c’est naturellement celui qui a la préférence du politicien lambda.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de revenir sur la notion d’inflation. Ce bon mot de l’humoriste américain Sam Ewing devrait rafraîchir la mémoire à ceux qui auraient un trou : « L’inflation, c’est quand vous payez 15 $ pour la coupe de cheveux à 10 $ qui vous coutait 5 $ quand vous aviez encore des cheveux. »
Le mécanisme à l’œuvre est le suivant. Les bilans des banques centrales sont largement composés de dette publique. Par conséquent, les banques centrales doivent finement gérer les « anticipations d’inflation » du public en inflatant la monnaie aussi discrètement que possible. Il s’agit d’un racket organisé de telle manière que le peuple ne se plaigne pas trop, tel la grenouille qui cuit lentement dans la marmite. Ainsi, du point de vue du gouvernement, l’inflation de la masse monétaire n’est rien d’autre qu’un impôt habilement déguisé, comme l’explique Heinz Blasnik.
Cela vous rappelle peut-être cette citation de Friedman : « L’inflation est la seule forme d’imposition qui peut être imposée sans législation. »
Mais c’est surtout celle Ludwig von Mises qu’il faut garder à l’esprit par les temps qui courent : « La chose la plus importante à retenir est que l’inflation n’est pas un acte de Dieu ; l’inflation n’est pas une catastrophe des éléments ni une maladie qui arrive comme la peste. L’inflation est une politique, une politique délibérée […]. »
Tout le monde est content (ou presque)
Et pourtant, tout le monde semble se satisfaire de ce système – les volés comme les voleurs.
Serions-nous tous atteints de la déclinaison financière du syndrome de Stockholm ?
Pas exactement.
La réponse est assez simple. Elle tient en un graphique.
Dans un monde où la plupart des ménages, des entreprises et des Etats sont endettés, voire très endettés, l’inflation est la forme de politique monétaire la plus acceptable politiquement. Le fait que la plupart d’entre nous se concentrent sur le court terme n’arrange pas la sauce, comme le fait remarquer Blasnik.
Au vu de ce graphique de l’Institute for International Finance, on pourrait même remplacer « nation » par « monde ». En effet, avec un taux d’endettement élevé voire très élevé au sein de chacune des 4 grandes catégories d’agents économiques au niveau mondial, la déflation ne peut pas être tolérée. C’est un scénario d’horreur qui doit être évité quoi qu’il en coûte.
A long terme cependant, une politique inflationniste est synonyme de ruine et d’accroissement des inégalités. Les plus riches étant les plus porches du robinet monétaire, ils sont les véritables bénéficiaires de l’inflation, via leur capacité d’emprunt importante et l’augmentation de la valorisation de leurs placements financiers. Dépourvues de ces atouts, les classes moyennes et inférieures voient avec le temps leurs revenus réels et leur niveau de vie diminuer. L’inflation est « une sorte de redistribution inversée », pour reprendre la formule de Blasnik.
Une réalité longtemps éludée par des taux d’inflation faibles, que l’année 2022 est en train de remettre sur le devant de la scène.
Prenons enfin un instant pour envisager les choses du point de vue de l’Etat. Pour cette entité, une inflation en baisse jusqu’à devenir négative, cela est une catastrophe car c’est synonyme :
- 1. De recettes fiscales en baisse sur les particuliers et les entreprises ;
- 2. D’une augmentation de la dette publique en termes réels et un renchérissement du service de la dette ;
- 3. D’un système bancaire fragilisé puisque les entreprises non-financières se trouvent minées par le ralentissement de l’activité et, par répercussion, par des salariés eux aussi précarisés.
Voilà pourquoi du point de vue des gouvernements, la déflation n’est même pas tolérable en rêve.
Quelle est la fonction de l’or dans un système de monnaie fiduciaire ?
Avec le passage à la monnaie fiduciaire à cours légal, l’or a progressivement été démonétisé : il a très largement quitté le terrain de jeu des systèmes de paiement.
Blasnik écrit qu’« Au fil du temps, l’or est passé des mains des bureaucraties monétaires du monde entier à celles des particuliers, servant ainsi de réserve de valeur et d’assurance contre l’échec de l’expérience moderne de la monnaie fiduciaire. »
En effet, on lit souvent que le 15 août 1971, le président Nixon a rompu le dernier lien qui unissait l’or au système monétaire.
En réalité, c’est précisément le contraire qui est arrivé : en 1971, les Américains ont sanctuarisé leur or, ils l’ont consacré en tant que monnaie ultime. Un virage que les gouvernements européens n’ont pas compris, bradant 4000 tonnes d’or à vil prix pendant la Grande modération.
Cependant, les banques centrales de certains pays en voie de développement, comme en particulier la Russie et la Chine, ont mené une politique orthogonalement opposée à celle de leurs homologues européennes.
Par ailleurs, depuis le début des années 2010, les banques européennes se comportent de manière beaucoup plus protectrice vis-à-vis de leur métal précieux, comme si elles se tenaient prêtes à la réintroduction de l’or dans le système monétaire international.
Un tel scénario est-il crédible ?
Lorsque l’on se penche sur l’histoire récente du système monétaire international, on constate que cela fait 60 ans que les Etats-Unis s’opposent à toute évolution dans le sens d’une dilution substantielle de l’hégémonie de leur devise. En conséquence, un nouvel ordre monétaire se tisse à la fois petit-à-petit, au rythme d’accords bilatéraux ou régionaux, et par à-coups, au rythme des rapports de force caractéristiques de la realpolitik. Certains commentateurs, comme Ronald Stöferle et Mark Valek, voient dans l’invasion de l’Ukraine par la Russie signe l’émergence d’un « nouvel ordre international » qui prélude au retour des « actifs neutres » dans un nouvel ordre monétaire multipolaire.
Que retenir de cette petite histoire de la monnaie ?
De l’Empire romain au Venezuela de Maduro en passant par la France de John Law, l’histoire regorge d’exemples de gouvernements qui ont fait exploser leur masse monétaire en vue de financer leurs dépenses. Depuis la simple dilution de la quantité de métal précieux contenue dans les pièces de monnaie à l’introduction de la monnaie fiduciaire, les entreprises d’avilissement de la monnaie se sont toujours terminées par un effondrement monétaire. Au cours de ce processus inflationniste qui n’est rien d’autre qu’un impôt caché sur les citoyens, la richesse du pays est détournée depuis les « citoyens productifs vers les coffres des bureaucrates et des financiers non productifs », comme l’écrit Blasnik.
Le système contemporain de monnaie fiduciaire puise ses racines dans le système médiéval anglais des bâtons de comptage partagés. C’est à cette époque que la Couronne s’est mise à utiliser les orfèvres comme banquiers à réserve fractionnaire. Avec l’expérience désastreuse menée par John Law dans la France du début du XVIIIème siècle, le système de monnaie fiduciaire est passé à un stade de sophistication plus avancée.
Comme le conclut Blasnik, « La monnaie fiduciaire imposée par les gouvernements ne fonctionne tout simplement pas à long terme. Nous disposons de nombreuses preuves empiriques : tous les systèmes de monnaie fiduciaire de l’histoire ont échoué, sauf le système actuel, qui n’a pas encore échoué. Le système moderne de monnaie fiduciaire est conçu de manière plus ingénieuse que ses prédécesseurs historiques et dispose d’une quantité bien plus importante de richesses réelles accumulées pour s’alimenter, il semble donc probable qu’il aura une durée de vie relativement longue que les précédents systèmes de monnaie fiduciaire.
Dans un marché véritablement libre [comme cela était le cas à l’ère des proto-monnaies], la monnaie fiduciaire n’aurait jamais vu le jour. Greenspan avait tort : les bureaucrates gouvernementaux ne peuvent pas créer quelque chose « d’aussi bon que l’or » par décret. »
Sur le long terme, il n’y a pas photo. Toutes les monnaies fiduciaires ont vu leur valeur s’effondrer, jusqu’à leur disparition. Cela n’a été qu’une question de temps.
Qu’il s’agisse de monnaies papiers encore vivantes ou non, le constat global est très clair. Si votre arrière-grand-père avait économisé l’équivalent de 100 € au début du siècle dernier et que cette somme a été conservée et transformée, héritage après héritage en ancien francs, en nouveaux francs et en euros, alors aujourd’hui il ne vous reste même pas de quoi prendre un cadi à Intermarché.
C’est ce qu’on appelle la « loi d’airain de la monnaie », souvent illustrée par cette citation de Voltaire : « une monnaie papier, basée sur la seule confiance dans le gouvernement qui l’imprime, finit toujours par retourner à sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire zéro. »
Au contraire, le métal jaune étant par nature une classe d’actif qui se situe « en dehors de la monnaie », une once d’or restera toujours une once d’or, et survivra à toutes les expériences de monnaie fiduciaire.
Une petite histoire de la monnaie #1 : de Rome à l’entrée en scène des substituts à la monnaie
Une petite histoire de la monnaie #2 : l’Angleterre médiévale et les bâtons de comptage
Une petite histoire de la monnaie #3 : la France et le système de Law