Dans ce feuilleton en 4 épisodes, nous allons voir comment et pourquoi la monnaie a évolué au fil des siècles, depuis Rome jusqu’à la monnaie fiduciaire. Notre propos se fondera en particulier sur un article rédigé en 2007, modifié en 2015 et republié dans le rapport In Gold We Trust 2022 en hommage à son auteur, Heinz Blasnik, décédé début 2022.
Nous ne nous étendrons pas sur les coquillages, pierres polies et autres dents de marsouin, si ce n’est pour rappeler la caractéristique fondamentale des paléo-monnaies : elles étaient certes toutes plus inutiles les unes que les autres, mais un objet largement considéré comme dépourvu de valeur n’avait aucune chance d’être utilisé en tant que monnaie dans ces économies libres. Le choix de nos prédécesseurs s’est toujours porté sur des objets rares et considérés comme précieux.
Le système monétaire contemporain fonctionne selon le principe inverse. Il s’agit d’une galaxie de monnaies (tournant autour du centre galactique, le dollar) qui reposent sur un sous-jacent dépourvu valeur intrinsèque. La question qui se pose est donc la suivante : « Comment des objets essentiellement sans valeur en sont-ils venus à être largement acceptés comme monnaie ? », s’interroge Heinz Blasnik.
Pour tenter d’y répondre, nous allons être amenés à vous narrer quelques-unes des étapes les plus marquantes de la longue histoire de la monnaie… et de son avilissement !
Enfilez votre plus belle toge et attrapez une grappe de raisins, nous allons débuter notre voyage dans le temps en remontant deux millénaires en arrière pour nous rendre de l’autre côté des Alpes !
Rome et les premières techniques d’avilissement de la monnaie
Vous avez sans doute déjà entendu parler des grands drames de l’histoire monétaire romaine. A l’époque, la monnaie était métallique.
Sous la République et sous César en particulier (49 av. J.-C. – 44 av. J.-C.), Rome s’est considérablement agrandie. A la République succède l’Empire, avec à sa tête Auguste (27 av. J.-C. – 14 apr. J.-C.). Le premier empereur est aussi le premier dirigeant romain à avilir la monnaie pour financer l’Empire. La méthode employée à l’époque était assez rudimentaire. Auguste a tout simplement ordonné aux mines d’argent qu’elles accroissent leur production de métal. Ce qui devait arriver arriva : cette surproduction a débouché sur ce que l’on appellerait aujourd’hui de l’inflation des prix à la consommation. Néanmoins, confronté à cette plaie économique, Auguste a eu la sagesse de corriger son erreur de politique monétaire en réduisant l’émission de pièces.
Ses successeurs ne s’encombreront pas de tels états d’âme. A l’exception d’une parenthèse de rectitude monétaire sous Aurélien (270-275), tous ont sombré dans les affres de l’avilissement de la monnaie.
Sous Caligula (37-41), Claude (41-54) et Néron (54-68), les finances romaines se détériorent rapidement. Le dernier empereur romain de la dynastie julio-claudienne doit innover : peut-être d’autres avant lui ont-ils eu l’idée de déprécier les pièces de monnaie en réduisant leur teneur en argent, mais Néron est tout cas le premier à l’appliquer, en 64 après J.-C. A partir de là, la situation économique de l’Empire commence à rapidement se dégrader.
L’épisode le plus connu est sans doute celui de Dioclétien (284-305). Avec son édit du Maximum (Edictum de pretiis rerum venalium, c’est-à-dire l’« édit concernant le prix des marchandises ») émis en 301, le successeur de Carin est le premier empereur à avoir tenté de masquer l’effet de ses politiques inflationnistes par un contrôle des prix. En dépit des châtiments sévères réservés à ceux qui osaient déroger à cette réglementation, les marchands préfèrent cacher leurs marchandises plutôt que les vendre à perte. Les étalages sont vides, le marché est à l’arrêt. Evidemment, le pouvoir ne peut pas se permettre qu’une telle situation perdure bien longtemps. Si bien qu’en 305, à la fin du règne de Dioclétien, les décrets d’application n’étaient quasiment plus appliqués. Grâce à cette expérience, cela fait un peu plus de 1700 ans que nous savons que le contrôle des prix conduit inéluctablement aux pénuries de marchandises.
Les causes du déclin de l’Empire romain d’Occident et de sa chute en 476 ont fait l’objet de nombreuses théories et d’une multitude d’ouvrages. Pour Blasnik, « Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’inflation monétaire, combinée aux subventions et aux tentatives de contrôle centralisé d’aspects importants de l’économie, a fini par provoquer la chute de Rome. Les anciens Romains avaient au moins l’excuse de ne pas connaître la théorie économique et monétaire. »
Ce bref aperçu de l’histoire monétaire romaine permet à Blasnik de poser le constat que voici : « les gouvernements se sont engagés à voler les citoyens par le biais de la dépréciation monétaire [monetary debasement] depuis l’aube de la civilisation occidentale. »
Vous n’en n’êtes pas convaincu ?
Alors poursuivons en essayant avec Heinz Blasnik de répondre à la question suivante : « Comment le passage d’une monnaie simplement dévaluée à une pure monnaie fiduciaire s’est-il produit ? »
Quand les substituts à la monnaie entrent en scène
Nous vivons à l’ère des monnaies dites fiduciaires (« fiducia » signifie « confiance » en latin) dont la valeur repose non plus sur un sous-jacent métallique mais sur la crédibilité des gouvernements et des banques centrales. Confiance et monnaie sont donc intimement liées. Une grande partie de la variation des cours des devises les uns par rapport aux autres est fonction de la confiance que le public mondial octroie aux autorités publiques et au système bancaire des différents pays.
Comment en sommes-nous arrivés-là ? Par la conjonction de deux développements historiques « distincts et entremêlés », pour reprendre l’expression de Blasnik :
- L’introduction des premiers billets de banques et du système de réserves fractionnaires, au travers de l’activité des ancêtres des banques commerciales modernes, j’ai nommé les orfèvres ;
- La mise en œuvre en Angleterre du système médiéval d’enregistrement des paiements par bâton de comptage.
Débutons avec les orfèvres.
Comment les orfèvres ont-ils donné naissance aux premiers billets de banque ?
A l’instar des paléo-monnaies, le métier d’orfèvre remonte à la Préhistoire. Le nom d’orfèvrerie vient quant à lui du latin auri (« d’or ») et faber (« ouvrier qui travaille le métal »), ce qui signifie « artisan de l’or ». Depuis des millénaires, l’orfèvre travaille les métaux précieux (principalement l’or et l’argent mais également le platine et d’autres métaux précieux) pour fabriquer et vendre des objets d’orfèvrerie.
Les orfèvres devant exercer leur activité au sein d’un environnement sécurisé, ils en sont logiquement venus à élargir leur activité pour jouer le rôle de dépositaires d’or et d’argent. Qui dit dépôt dit émission d’un reçu – la preuve qu’untel détient bien telle quantité de métal auprès de tel orfèvre.
C’est ainsi qu’ont commencé à circuler comme les premiers billets de banque, un phénomène qui s’est accentué lorsque les orfèvres ont introduit le reçu « au porteur ». Le premier était établi au nom d’un bénéficiaire donné, alors que le second pouvait être présenté pour encaissement par toute personne qui l’avait en sa possession (comme cela peut encore être le cas avec les chèques).
Cette innovation juridique présente des avantages évidents. Le point de départ est ce que l’on appelle la fongibilité des pièces. Une pièce peut en effet être remplacée par une autre de même nature, de même poids et de même titre. Il en résulte que les orfèvres ne sont pas obligés d’attribuer strictement les dépôts, puisqu’une pièce en vaut une autre. Avec les billets au porteur, tout le monde s’y retrouve : les orfèvres, qui n’ont plus besoin de déplacer des sacs d’or, et leurs clients, qui n’ont plus besoin de les trimballer. Naturellement, les billets gagnent rapidement en popularité.
Tout aussi naturellement, les orfèvres se rendent compte que les dépôts de pièces sont rarement retirés en grande quantité. Les pièces restent essentiellement dans les coffres des orfèvres, alors que les reçus circulent, ces derniers étant considérés par les uns et par les autres comme de parfaits substituts à la monnaie.
Vous voyez sans doute venir l’étape suivante avec ses gros sabots : les orfèvres ont fini par se dire qu’en pratique, rien ne les empêchait de prêter temporairement les dépôts de pièces de monnaie afin de percevoir des intérêts.
D’emblée, cette transformation a engendré 2 problèmes :
- Un problème juridique, les dépôts de métal à vue devant rester disponibles à tout moment ;
- Un problème économique, avec l’augmentation de la masse monétaire du fait des prêts faits sur la base des dépôts.
Rapidement, un 3ème problème est survenu :
- En effet, de nombreux orfèvres n’avaient aucune vergogne à émettre des reçus supplémentaires, quand bien même ceux-ci n’étaient aucunement garantis par des dépôts. Cette forme précoce de banque à réserves fractionnaires a eu un impact direct sur la masse monétaire.
Blasnik ajoute une remarque dont vous ferez ce que vous voudrez : « Évidemment, cette activité était frauduleuse (bien que certains prétendent qu’elle était simplement ingénieuse). Néanmoins, elle est parfaitement légale aujourd’hui, bien qu’elle reste essentiellement la même fraude qu’elle a toujours été. La principale différence est qu’il s’agit aujourd’hui d’une fraude beaucoup plus sophistiquée et officiellement approuvée. »
Ainsi est née la monnaie fiduciaire, sur la base de la confiance accordée aux orfèvres par leurs clients.
Reste à voir le lien avec l’Angleterre de Charles II…
C’est justement ce dont on vous parlera dans le prochain épisode !
Une petite histoire de la monnaie #2 : l’Angleterre médiévale et les bâtons de comptage
Une petite histoire de la monnaie #3 : la France et le système de Law