Si, comme on l’a vu dans un précédent article, l’inflation qui frappe l’Empire Romain durant le IIIe siècle de notre ère s’explique en grande partie par une pénurie de métal (et notamment d’argent), les épisodes inflationnistes qui vont émailler le Moyen-Âge et la Renaissance trouvent au contraire leur origine dans une relative abondance d’or et d’argent, plus ou moins marquée selon les siècles, se traduisant alors par un excès de monnaie en circulation. Nous allons donc voir que l’inflation à travers l’histoire a pris différents visages.
Première guerre des monnaies à l’époque carolingienne
Au début du Moyen-Âge, l’Europe n’est alors qu’un vaste territoire relativement désorganisé où quelques modestes pouvoirs locaux ont depuis longtemps remplacé l’administration centralisée du défunt Empire Romain. Certaines zones sont plus florissantes que d’autres, mais la progression de l’Islam vers les terres occidentales à partir du VIIe siècle oblige certains royaumes (comme l’Espagne) à capituler et d’autres (comme la future France) à résister. Et pas simplement sur le plan culturel ou religieux, mais aussi sur le plan monétaire. En effet, au gré de leurs conquêtes, les Arabes amènent avec eux un flot continu de monnaie d’or en Europe, au point d’imposer rapidement le dinar abbasside dans le commerce international. Soucieux d’y opposer une monnaie nationale forte, Charlemagne décide de favoriser l’argent-métal et crée la première administration monétaire moderne en conférant à quelques ateliers seulement le monopole d’émission des pièces ayant cours légal dans le royaume. Toutes les autres monnaies sont alors considérées comme fausses et leur utilisation passible de peines très lourdes.
Dans le courant du IXe et du Xe siècle, les successeurs de Charlemagne auront à cœur de préserver ce système et feront en sorte d’encourager la prospection minière qui, au contraire de l’Espagne notamment, était restée plutôt médiocre durant toute l’Antiquité. De nouveaux gisements d’argent très pur et relativement faciles d’accès sont alors mis à jour, et certains sont colossaux, comme celui de Melle, dans les Deux-Sèvres, dont les 100 km² resteront exploités pendant plusieurs siècles (même si la production de l’époque est assez mal connue). La France devient alors le premier émetteur de monnaie en Europe, et inondera le continent de ses deniers mellois, mais aussi de ses pièces d’argent plus locales, qu’elles viennent de l’actuelle Occitanie (Carcassonne), du Mans ou encore de Bourges. D’autres royaumes suivront l’exemple des Carolingiens, et très vite, sous la pression de ce soudain afflux de monnaies, les prix se mettent à grimper un peu partout.
De véritables dynasties de marchands, d’armateurs et même de « changeurs » émergent alors, en particulier au sud de l’Europe et certaines cités italiennes commencent doucement leur essor, Venise, Amalfi, Pise ou Gênes, les futures « Républiques maritimes ». Les chrétiens occidentaux reprennent le contrôle de la Méditerranée. En Espagne, la Reconquista chasse l’Islam du nord du pays. Chez nous, c’est Hugues Capet qui est élu roi et qui va donner naissance à une lignée de puissants monarques qui modèleront le paysage économique de la France en ayant compris très tôt le rôle de la monnaie dans l’essor et le développement de la société.
Quand le roi le plus riche du monde provoque la plus grave inflation du Moyen-Orient
Un peu plus tard, en Afrique, on retrouve un autre exemple d’afflux considérable de richesses qui finit par laminer une économie en faisant exploser l’inflation. Ainsi, au début du XIVe siècle, l’empire du Mali représentait près de la moitié des réserves d’or de l’Ancien Monde. Musulman pratiquant, le roi Mansa Musa qui régnait sur ce vaste territoire à l’époque, décida un jour qu’il était temps pour lui d’aller en pèlerinage à la Mecque. Mais pas comme n’importe qui. Comme le roi le plus riche de la Terre. Il quitta donc le Mali un beau jour de 1324 pour un voyage qui allait durer une année entière à travers le continent africain, avec une caravane de 60 000 hommes comprenant, non seulement des soldats, mais aussi l’essentiel de sa cour, des fonctionnaires, des conteurs chargés de relater plus tard son aventure et pas moins de 12 000 esclaves chargés d’environ 4 livres d’or chacun (plus ou moins 2 kg). Enfin, il était suivi par un énorme troupeau de moutons et de chèvres, afin d’assurer le ravitaillement sur le chemin, ainsi que par une centaine de dromadaires portant chacun jusqu’à 150 kilos d’or pur.
En tout, on estime qu’il emporta avec lui quasiment 30 tonnes d’or en guise d’argent de poche pour le voyage, soit l’équivalent actuel d’1,7 milliard d’euros. Autant dire que son périple ne passa pas inaperçu, surtout qu’il se montra fort généreux durant tout le trajet, auprès des nécessiteux qu’il croisait, mais aussi dans les villes où il faisait escale. À tel point que son pèlerinage, et surtout la quantité d’or phénoménale qu’il laissa dans certaines cités comme le Caire, Médine ou encore à la Mecque, fit tout simplement s’écrouler les cours de l’or dans la région. Un véritable effondrement monétaire, qui entraîna une inflation massive et une hausse des prix de tous les produits de base, que le Moyen-Orient mit 12 ans à résorber.
Le trésor maudit du Nouveau Monde
Après l’expansion des royaumes maritimes européens durant le Moyen Âge, grâce à l’explosion monétaire visant à contrer l’or des Arabes, la Renaissance devient l’époque des grands explorateurs. Le plus connu d’entre eux, Christophe Colomb, doit d’ailleurs son succès à l’immense générosité des Rois Catholiques d’Espagne dont la richesse lui permit d’armer plusieurs expéditions maritimes vers ce Nouveau Monde qu’il prit d’abord pour la façade orientale des Indes.
Passé le moment d’excitation lié à la découverte d’un nouveau continent, les Européens retrouvent rapidement leur pragmatisme en constatant la richesse de ces terres en métaux précieux. Qu’il s’agisse d’or ou d’argent, l’Amérique semble en effet receler plus de gisements que l’Ancien Monde et l’Afrique réunis ! D’autant que l’exploitation intensive des mines en Europe au cours du Moyen Âge a fini par causer une pénurie en métaux précieux entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle.
Sur place, les autochtones forment en outre une main-d’œuvre corvéable à merci. Et donc, très vite, l’or et l’argent qui sont extraits des mines espagnoles des Amériques à un coût ridicule inondent le marché européen. S’ensuit une abondance de monnaie qui finit par créer une diminution relative de sa valeur en comparaison avec les produits de l’agriculture et de l’artisanat. L’inflation s’installe et les Espagnols se révèlent incapables de la contrôler, tiraillés qu’ils sont entre le refus de ralentir l’afflux d’or qui arrive du Nouveau Monde et les besoins financiers liés aux guerres menées par le royaume qui s’accommodent très mal d’un effondrement du prix de l’or.
À la fin du XVIe siècle, la monarchie espagnole aura fait faillite trois fois. Quant au peuple, il souffrira durant plusieurs générations d’une hausse des prix constante qui atteindra plus de 300% entre le début et la fin du siècle, dans une économie qui, rappelons-le était censée être parfaitement stable puisque basée sur une monnaie exclusivement numéraire et métallique dotée théoriquement de sa valeur propre.
Finalement, l’inflation dura de 1520 à 1640 environ, et prit fin avec le désintérêt progressif du reste du monde pour les lingots espagnols d’Amérique. Mais les prix ne redescendirent pas pour autant, comme si l’économie européenne se préparait déjà aux prochaines poussées inflationnistes qui la frapperaient de nouveau durement au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
L’inflation dans l’histoire #1 : l’explosion des prix durant l’empire romain
L’inflation à travers l’histoire #3 : le Grand Siècle du surendettement
L’inflation à travers l’histoire#4 : le Siècle des Lumières invente le papier-monnaie inflationniste
L’inflation à travers l’histoire #5 : quand le XXe siècle expérimente toutes les formes d’inflation