Après un XIXe extraordinairement stable sur le plan économique, les premières années du XXe siècle sont l’occasion pour les Européens et les Américains, de récolter non seulement les fruits de la deuxième Révolution Industrielle mais aussi les premières conséquences désastreuses de l’emballement de la machine économique et de la mécanique monétaire.
On a parfois dit que le XXe siècle avait inventé l’inflation, et c’est vrai que le terme était jusqu’ici plutôt connu dans le domaine médical, mais on a pu voir dans les précédents épisodes de cette série d’articles que ce phénomène existe depuis l’Antiquité. En revanche, ce qui est inédit dès le tournant du siècle, c’est la régularité avec laquelle les crises inflationnistes vont se succéder, avec une ampleur et des répercussions le plus souvent internationales. L’autre particularité du XXe siècle, c’est d’avoir connu les différentes formes d’inflation possibles, qu’il s’agisse de l’inflation provoquée par la demande, de l’inflation liée à l’offre, ou même… de l’hyperinflation.
L’inflation par la demande : l’exemple des Trente Glorieuses
On a affaire ici à ce qu’on pourrait appeler une inflation d’optimisme. En effet, l’inflation par la demande survient typiquement en période de forte croissance, lorsque les agents économiques ont suffisamment confiance pour augmenter leur consommation et emprunter davantage. On pourrait penser que c’est plutôt positif, mais en réalité une forte demande, même ponctuelle, devient un problème lorsque l’offre n’arrive plus à suivre.
C’est par exemple ce qui est arrivé juste après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Français se sont remis à consommer librement mais que les entreprises peinaient à redémarrer pour produire en quantité suffisante.
1945 48.5 %
1946 52.6 %
1947 49.2 %
1948 58.7 %
1949 13.2 %
1950 10,00 %
(sources : INSEE)
La demande s’est ainsi maintenue à un niveau élevé pendant trois décennies (les Trente Glorieuses), soutenue au début par le Plan Marshall qui aida à la reconstruction des villes et des sites industriels bombardés durant la guerre, mais aussi boostée par l’envie de rattraper le mode de vie américain. L’exode rural devint alors irréversible, la télévision entra dans les foyers, les ménagères se mirent à acheter des machines à laver le linge, des lave-vaisselle, des cuisines équipées, la voiture ne fut plus un luxe mais une nécessité, le téléphone devint incontournable, etc. On vit également surgir les premiers lotissements de maisons individuelles plus ou moins préfabriquées, et une classe moyenne émergea qui voulait désormais profiter de ce que le monde avait à lui offrir.
De son côté, l’offre semblait suivre, avec une production qui battait son plein et un chômage ne dépassant pas 2.5%, favorisant au passage un enrichissement global de la population. Sauf que cette situation idéale dissimulait en réalité un emballement sournois et progressif de la machine économique en pleine surchauffe, laquelle finit d’ailleurs par s’enrayer au moment du premier choc pétrolier en 1973.
La demande s’est également intensifiée à l’occasion d’une brusque poussée démographique à partir de 1960, avec le rapatriement d’un million de Français d’Algérie qui sont venus s’ajouter à une population métropolitaine déjà en pleine expansion en raison du fameux « baby boom » des années 1945-50.
Bref, l’inflation annuelle s’est maintenue aux alentours de 5% par an jusqu’à la fin des années 1960, plus ou moins compensée par une croissance à marche forcée (on ne se contentait plus alors de consommer, on gaspillait purement et simplement), et également contenue par des mesures de contrôle et de régulation des prix. Cette inflation déjà forte sur le long terme finit par devenir difficilement contrôlable juste avant le premier choc pétrolier : 6.5% en 1969 et jusqu’à 9.2% en 1973.
L’inflation liée à l’offre : quand la hausse des prix précède la demande
Appelée aussi inflation par les coûts, elle n’est pas causée par un emballement de la consommation mais par des mécanismes qui interviennent bien en amont, dès la production. En effet, qu’il s’agisse d’une augmentation du coût du travail (liée à des hausses de salaire et/ou une baisse du temps de travail à rémunération équivalente) ou encore une flambée des prix des matières premières, ces facteurs viennent influencer directement le prix des biens et services sur le marché.
Le plus souvent toutefois, c’est une pénurie, ou tout au moins une menace de pénurie, qui se trouve à l’origine d’une inflation par les coûts. Les guerres sont ainsi des périodes durant lesquelles on assiste classiquement à des hausses brutales du coût de la vie. En France par exemple, alors qu’elle était quasi-nulle depuis le début du siècle, l’inflation explose à 20% par an dès le début de la Première Guerre mondiale.
1912 0,00 %
1913 0,00 %
1914 0,00 %
1915 19.8 %
1916 11.2 %
1917 20,00 %
1918 29.2 %
1919 22.6 %
1920 39.5 %
(sources : INSEE)
Certains économistes pensent même que la notion moderne d’inflation par les coûts a été en quelque sorte « inventée » par la Première Guerre mondiale. Les raisons sont évidentes : en mobilisant l’essentiel de la population masculine en âge de combattre (et donc aussi de travailler), les autorités de l’époque ont du même coup vidé les usines de leur main-d’œuvre, ce qui a fait brusquement chuter la production industrielle. Charbon, métaux, et autres matières premières viennent à manquer et leur prix explose. Dans le même temps, la réorientation de l’effort industriel pour soutenir l’effort de guerre (fabrication d’armes, de munitions, d’uniformes, de véhicules militaires, etc) a amplifié le phénomène de pénurie sur le marché des biens de consommation courante. La production agricole est, elle aussi, fortement touchée : rendements des cultures en baisse par manque de main-d’œuvre et accroissement des besoins alimentaires des troupes créent une pénurie de denrées alimentaires dans la société civile.
Le début de la guerre est alors marqué par une hausse de 21% de l’indice des prix de gros industriels, provoquée par l’augmentation des cours des produits sidérurgiques notamment. Les prix de gros alimentaires vont suivre très rapidement, et l’inflation s’installera alors durablement pour les 5 années à venir, se prolongeant même au-delà de l’armistice de 1918. (source : Revue d’Études et Conjoncture de l’économie française, 1951)
La Seconde Guerre mondiale a vu se mettre en place quasiment le même schéma, avec un taux d’inflation qui tourna aux alentours de 20 à 25% par an entre 1939 et 1944, pour exactement les mêmes raisons de hausse des coûts industriels et de pénurie des matières premières. Mais c’est surtout la période juste après-guerre qui fut la plus violente en termes d’inflation par les coûts, avec plus de 50% d’inflation annuelle en moyenne entre 1945 et 1948.
1939 7,00 %
1940 17.8 %
1941 17.5 %
1942 20.3 %
1943 24.1 %
1944 22.2 %
1945 48.5 %
1946 52.6 %
1947 49.2 %
1948 58.7 %
1949 13.2 %
1950 10,00 %
(sources : INSEE)
Ici, les causes premières d’inflation (mobilisation de la main-d’œuvre, réquisition des moyens de production pour l’effort de guerre…) ont été amplifiées par les destructions opérées sur tout le territoire français, à l’inverse de ce qui s’était passé 30 ans avant, quand le conflit et ses dégâts se limitaient majoritairement aux différentes zones de front.
Plus près de nous, dans les années 1970, un nouvel épisode d’inflation par les coûts a durablement marqué les esprits au point d’être encore aujourd’hui, 70 ans plus tard, une sorte de référence du pire à ne jamais renouveler. Alors que dans les faits, les niveaux d’inflation étaient bien plus élevés lors des épisodes précédents.
Il s’agit bien sûr des chocs pétroliers de 1973 et 1979. En effet, alors que l’économie battait son plein et se reposait en grande partie sur les énergies fossiles, à commencer par le pétrole, les pays producteurs de l’OPEP décidèrent de quadrupler le prix du baril en octobre 1973, ce qui fit brusquement exploser les coûts de production dans les pays occidentaux, mais aussi augmenter considérablement le prix des importations. A court terme, la crise énergétique se traduisit alors par un ralentissement de la croissance (ce qui donna lieu à une « stagflation » inédite), le nombre de faillites d’entreprises augmenta lui aussi très fortement, amenant le chômage à des niveaux inédits en temps de paix. Un chômage qui, d’ailleurs s’avérera durable et dont la société française ne se remettra jamais totalement. Et tandis que l’investissement reculait pendant que les déficits commerciaux s’aggravaient d’années en années en raison de la facture pétrolière, une hausse des prix s’installa de manière permanente sur au moins une décennie.
1971 5.7 %
1972 6.2 %
1973 9.2 %
1974 13.7 %
1975 11.8 %
1976 9.6 %
1977 9.4 %
1978 9.1 %
1979 10.8 %
1980 13.6 %
1981 13.4 %
1982 11.8 %
1983 9.6 %
1984 7.4 %
1985 5.8 %
1986 2.7 %
(sources : INSEE)
L’hyperinflation, ou quand la monnaie alimente la crise
Abordons enfin le cas assez particulier de l’hyperinflation qui est généralement une inflation devenue incontrôlable et dont l’origine est surtout à chercher du côté de la monnaie. En effet, étymologiquement, l’inflation n’est pas la hausse des prix mais l’augmentation de la quantité de monnaie sur le marché. Plus abondante, elle perd donc de sa valeur face aux biens et services disponibles contre lesquels elle est censée s’échanger. Il faut alors plus de monnaie pour la même quantité achetée, ce qui équivaut à une hausse des prix, laquelle est alors la conséquence de l’inflation.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914, la France, le Royaume Uni, mais aussi et surtout l’Allemagne abandonnent provisoirement la convertibilité des billets vers l’or, ceci afin de pouvoir imprimer davantage de monnaie pour faire face à leurs dépenses militaires gigantesques. Tous ces pays ont en effet le secret espoir de se rembourser à la fin de la guerre sur le dos des vaincus. Imprimer plus de monnaie qu’on ne possède de contrepartie en or revient plus ou moins à dépenser un crédit que le perdant remboursera à notre place. Chacun pense en effet qu’il va en sortir vainqueur et compte bien sur les réparations de guerre pour rétablir son propre équilibre. Un peu comme ce qui se passa en 1871 lorsque la Prusse victorieuse se fit régler une indemnité de 5 milliards de francs or par la France vaincue.
Sauf que l’Allemagne perdit la guerre, et non seulement elle ne fut pas en mesure de renflouer ses caisses lourdement hypothéquées, mais elle fut également condamnée à payer de lourdes réparations aux vainqueurs.
Ruinée et dans l’obligation d’honorer ses dettes, cette fois en or bien solide, l’Allemagne décida de recourir à la création monétaire pour soutenir son économie domestique. Une erreur fatale qui entraîna une baisse de la valeur de la monnaie et causa une inflation devenant vite incontrôlable face à l’acharnement du gouvernement allemand à créer toujours plus de monnaie pour lutter contre cette même inflation.
C’est l’hyperinflation. Les prix s’envolent, une baguette de pain coûte plusieurs milliards de marks, les prix changent plusieurs fois dans la journée, les ouvriers sont payés trois fois par jour et les ménagères vont faire leurs courses avec des brouettes remplies de billets. Cela coûte moins cher de recouvrir les murs d’une chambre avec des billets de banque que d’acheter du papier peint. Et certains Allemands en arrivent même à brûler des liasses de billets pour se chauffer en hiver !
La principale conséquence de l’hyperinflation, et la raison pour laquelle plus personne (à commencer par les Allemands eux-mêmes !) ne souhaite qu’elle se reproduise, c’est qu’elle causa la ruine de toute la classe moyenne qui finit par se révolter contre le système en place et lui préféra un régime politique populiste, et rapidement fasciste, soucieux de répondre aux désirs de la population de retrouver une grande Allemagne, de revenir à l’époque du grand Reich. On sait malheureusement aujourd’hui comment l’histoire se termina…
L’inflation à travers l’histoire #1 : l’explosion des prix durant l’empire romain
L’inflation à travers l’histoire #3 : le Grand Siècle du surendettement
L’inflation à travers l’histoire#4 : le Siècle des Lumières invente le papier-monnaie inflationniste