Dans ce feuilleton en 5 épisodes, nous allons nous pencher sur les chapelles incontournables de l’économie aux XXe et XXIe siècles. Au-delà d’un simple rappel des idées soutenues par les courants qui ont dominé cette époque, nous allons voir comment leur pensée permet d’éclairer les grands évènements récents et contemporains. Cette Académie étant consacrée aux questions monétaires, nous verrons enfin ce que ces penseurs avaient à dire au sujet de l’or… et ce qu’ils auraient pu penser de Bitcoin !
Après avoir fait le tour des idées qui ont triomphé au XXe siècle, il est temps d’entrer dans le XXIe avec une théorie très en vogue, j’ai nommé la Théorie monétaire moderne !
Ce qu’il faut retenir :
- Selon la Théorie monétaire moderne, le déficit budgétaire et la dette publique ne seraient pas un problème, mais la recette miracle pour avoir le beurre et l’argent du beurre.
- En réalité, les préceptes de la Théorie monétaire moderne ne permettent que de gagner du temps. In fine, le problème originel perdure, la situation s’aggrave, et se résout par une crise.
- La Théorie monétaire moderne n’a pas grand-chose de novateur. Comme chaque histoire d’« argent magique », c’est du réchauffé !
En 1965, Milton Friedman énonçait sa célèbre formule selon laquelle « Nous sommes tous keynésiens, aujourd’hui. »
Lors de la crise de la covid-19, il a semblé que nous soyons en passe de tous devenir des tenants de la Théorie Monétaire Moderne (TMM).
Qu’est-ce que ce courant de pensée, parfois présenté comme la solution à tous nos problèmes économiques ?
Qu’est-ce que la Théorie monétaire moderne (TMM) ?
Vous avez lu notre fiche sur John Meynard Keynes ?
S’il fallait résumer la TMM en quelques mots, alors je dirais que ses partisans sont des keynésiens à la puissance 10.
« États du monde, empruntez sans limite ! » – tel est le mantra des théoriciens de la TMM.
Quel credo justifie ce mot d’ordre ?
Comme je l’ai expliqué dans les colonnes du Blog l’Or et l’Argent, pour cette chapelle économique, « le déficit budgétaire et la dette publique ne sauraient être un problème puisque l’État dispose du monopole de création de sa devise. Les banques centrales disposant d’une capacité illimitée à racheter les titres de dette publique sur le marché secondaire, l’État ne peut pas faire faillite, sauf à le vouloir ou à s’endetter dans une devise étrangère. Un postulat censé être encore plus solide dans le cas des Etats-Unis dont la devise est dominante tant au niveau des réserves mondiales que dans le commerce international. »
La TMM recommande donc le couplage entre une politique budgétaire ultra-expansionniste et une politique monétaire ultra-expansionniste.
Il en découle un certain nombre de conséquences que voici :
- Un État ne peut pas faire défaut sur sa dette libellée dans sa monnaie nationale (car sa banque centrale aura toujours la possibilité théorique de créer de la monnaie ex nihilo) ;
- Un État a donc intérêt à garder son niveau de dépense publique suffisamment élevé pour maintenir le plein emploi ;
- Le fait que l’économie tourne à plein régime va créer de l’inflation. L’État pourra cependant la maintenir sous contrôle au travers de sa politique fiscale, c’est-à-dire en augmentant les impôts, ou en limitant temporairement la politique budgétaire, afin de retirer l’excès de monnaie en circulation.
Voilà pourquoi selon les partisans de la TMM, le déficit budgétaire et la dette publique ne sont pas un problème, mais la recette miracle pour avoir le beurre et l’argent du beurre.
Qui sont les penseurs de la Théorie monétaire moderne ?
D’où le titre de la Bible de la grande prêtresse de la TMM, Stephanie Kelton : The Deficit Myth : Modern Monetary Theory and How to Build a Better Economy (2020), lequel a été traduit en Français par Le mythe du déficit : La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple.
Pourquoi la Théorie monétaire moderne est-elle vouée à l’échec ?
Dans le conte merveilleux de la TMM, les banques centrales peuvent donc éternellement financer les déficits publics.
Dans la version pour adultes de la politique monétaire, les préceptes de la TTM ne permet que de gagner du temps. In fine, le problème reste le même : un taux endettement public de plus en plus élevé et un taux de croissance économique toujours plus faible.
Cette situation prend fin lorsque l’inflation fait son grand retour. L’inflation est l’arbitre du grand jeu monétaire. C’est elle qui peut siffler la fin de la partie, expédier les banques centrales aux vestiaires et notre pouvoir d’achat à la cave.
Taux d’inflation aux Etats-Unis (2014 – 01/2024)
Je m’explique.
En temps normal, le problème des gouvernements est l’acceptabilité de leur dette publique.
Au contraire, sous un régime de la Théorie monétaire moderne, les déficits publics sont en train grande partie monétisés : les banques centrales rachètent, voire achètent directement cette dette publique contre création monétaire. Selon les tenants de la TMM, les grands argentiers auraient le pouvoir de prolonger ce mécanisme indéfiniment du fait que les États sont des entités souveraines au plan monétaire.
En réalité, cette situation prend fin avec le retour de l’inflation. Pour lutter contre ce fléau, les banques centrales n’ont qu’un seul outil à leur disposition : elles doivent remonter leurs taux directeurs. Or compte tenu des niveaux d’endettement exorbitants atteints par les différentes catégories d’agents économiques, toute hausse des taux d’intérêt « à la Volcker »[1] est virtuellement exclue, sous peine de déclencher une récession et une crise de la dette.
Le dilemme auquel sont alors confrontées les banques centrales est insoluble.
Pourquoi la Théorie monétaire moderne fait-elle ressurgir le risque d’hyperinflation ?
Et si les banques centrales sont amenées à faire marche arrière, c’est-à-dire à baisser significativement leurs taux après les avoirs remontés, alors cela pourrait relancer l’inflation et la crédibilité des grands argentiers pourrait alors être mise en cause. Et avec elle, la confiance dans la monnaie fiduciaire elle-même.
Un tel scénario n’est pas une vue de l’esprit. Un département de recherche mainstream comme celui de Natixis consacre chaque année plusieurs Flash Economie aux questions ayant trait à la disparition de la confiance dans la capacité d’action des banques centrales et à la fuite devant la monnaie. En voici quelques exemples.
Sous un régime de la Théorie monétaire moderne, le problème des gouvernements n’est plus l’acceptabilité de leur dette publique (qui est rachetée par la banque centrale), mais l’acceptabilité de leur monnaie.
Or l’excès d’offre de monnaie peut finir par atteindre un point de basculement au-delà duquel le public doute, perd confiance dans la valeur future de la monnaie.
Les épargnants tentent alors de se protéger en se débarrassant de la monnaie qu’ils détiennent pour trouver refuge dans des classes d’actifs qui sont « en dehors » de la monnaie, avant que la valeur de cette dernière ne chute.
Et lorsque cela se produit, alors tout bascule subitement, comme dans une vulgaire économie émergente. La boîte de Pandore s’ouvre, alors c’est la fuite devant la monnaie, le krach monétaire[2], prélude à l’hyperinflation et à la destruction de la monnaie.
Quand la Théorie monétaire moderne sera-t-elle appliquée ?
En 2008, les gouvernements occidentaux se sont certes fait plaisir niveau politique budgétaire, mais ils ont tout de même agi avec une certaine retenue. C’est essentiellement les outils de la politique monétaires qui ont alors été mobilisés pour lutter contre les effets de la crise. Les déficits budgétaires étaient encore considérés comme dangereux.
En 2020, la pandémie de Covid-19 a fait basculer les esprits. Pour que les marchés daignent redresser le bout de leur nez, il a fallu que les gouvernements entrent en piste pour annoncer que la politique budgétaire allait elle aussi prendre des proportions gargantuesques. On ne craignait alors plus ni les déficits, ni les taux d’endettement !
Moult commentateurs estimaient alors que nous avions basculé pour de bon dans les préceptes de la théorie monétaire moderne. Voici comment le milliardaire et gérant de hedge fund américain Paul Tudor Jones décrivait alors ce soudain changement de paradigme : « La profondeur et l’ampleur du déclin économique ont fait passer la théorie monétaire moderne – c’est-à-dire la monétisation directe de dépenses budgétaires massives – de la théorie à la pratique en l’absence de tout débat. Cela s’est produit à l’échelle mondiale à une vitesse telle que même le vétéran des marchés que je suis est resté sans voix. »
À l’époque, les marchés s’attendaient à une reprise économique portée par un déferlement continu de mesures de relance budgétaire dignes d’une économie de guerre, consacrant pleinement les préceptes de la Théorie monétaire moderne :
- Revenu de base universel ;
- Helicopter money (chèques envoyés aux citoyens par le gouvernement) ;
- Prise de contrôle du système bancaire privé par les autorités publiques au travers de programmes de prêts bancaires garantis par les gouvernements.
Mais rien de tout cela ne s’est produit. Ou plutôt, rien de tout cela n’a survécu au déconfinements.
Les dirigeants politiques n’étaient pas prêts à faire entrer le monde dans un nouvel ordre socio-économique. La théorie monétaire moderne n’a pas été testée.
Au lieu de cela, le système est revenu au statu quo avec encore plus d’assouplissement quantitatif.
À son apogée en 2020, alors que les taux longs atteignaient leurs niveaux les plus bas historiques à l’échelle mondiale, la TMM alimentait l’illusion selon laquelle les taux d’endettement étaient potentiellement illimités.
Cette illusion a brusquement pris fin en octobre 2022 alors que les marchés obligataires souverains du Royaume-Uni et du Japon sont entrés dans la tourmente.
Le niveau de la dette souveraine, même lorsqu’elle est libellée dans la monnaie domestique et majoritairement détenue par des entités nationales, a bel et bien de l’importance lorsqu’elle devient trop élevé – n’en déplaise aux tenants de la TMM.
Le triomphe des préceptes de la TMM n’aura donc été que de courte durée : avec le grand retour de l’inflation en 2020, les taux d’intérêt ont augmenté, et la question du financement des déficits et des dettes est revenue sur le devant de la scène.
La Théorie monétaire moderne est-elle vraiment novatrice ?
Trois siècles après l’échec retentissant de sa tentative de relance de l’économie française, John Law et son « système » ont toujours une influence cardinale sur la théorie monétaire.
Les thèses de Stephanie Kelton et des autres éminents défenseurs de la Théorie monétaire moderne empruntent de nombreux concepts clé à Law.
La prétendue martingale de la TMM n’a rien de très novateur : la Théorie monétaire moderne, comme chaque histoire d’ « argent magique » ou d’ « arbre à pognon », c’est du réchauffé !
Les livres d’Histoire regorgent d’exemples illustrant que le financement d’un déficit excessif aboutit à la dévaluation de la monnaie.
6 février 2022 : Lawrence Summers, secrétaire au Trésor des États-Unis sous Bill Clinton : « Je regrette de voir le New York Times prendre au sérieux la TMM en tant que mouvement intellectuel. Ça revient à faire de la publicité pour les régimes à la mode, les remèdes de charlatan contre le cancer, ou les théories créationnistes. »
Bref, comme le constatait déjà Henry Hazlitten son temps, « Les idées qui passent aujourd’hui pour de brillantes innovations et avancées ne sont en fait que des reprises d’anciennes erreurs » !
[1] De 11,2 % en 1979, le président de la Fed Volcker porta le taux directeur de la Réserve fédérale à 20 % en juin 1981.
[2] L’économiste autrichien Ludwig von Mises parlait de “crack up boom”.