Dans ce feuilleton en 5 épisodes, nous allons nous pencher sur les chapelles incontournables de l’Économie aux XXe et XXIe siècles. Au-delà d’un simple rappel des idées soutenues par les courants qui ont dominé cette époque, nous allons voir comment leur pensée permet d’éclairer les grands évènements récents et contemporains. Cette Académie étant consacrée aux questions monétaires, nous verrons enfin ce que ces penseurs avaient à dire au sujet de l’or… et ce qu’ils auraient pu penser de Bitcoin !
Après John Maynard Keynes, intéressons-nous à un autre géant : Milton Friedman !
Ce qu’il faut retenir :
- Friedman ne s’est pas contenté d’être un théoricien de l’économie. Il a également été un intellectuel incontournable dans le débat public.
- Une légende urbaine voudrait que Friedman ait été un conseillé du dictateur Pinochet, ce qui ce serait censé démontrer que le libéralisme porte en lui le germe du totalitarisme. C’est faux.
- Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les idées de Friedman ont eu un impact fondamental sur l’action publique dans les années 1980.
« Je voudrais dire à Milton et Anna : concernant la Grande Dépression, vous avez raison, c’est de notre faute. Nous sommes vraiment désolés. Mais grâce à vous, nous ne le ferons plus. […] Plus jamais ça ! ». Voilà ce qu’a déclaré Ben Bernanke dans son discours du 8 novembre 2002.
Milton, c’est Milton Friedman (et Anna, Anna Schwartz), l’économiste qui a fourni (à son insu ?) aux banquiers centraux les arguments théoriques pour déverser des torrents de liquidités sur le système financier.
Mais avant de vous parler Économie, je vous propose quelques mots au sujet de sympathique personnage.
Qui est Milton Friedman ?
Fils de petits commerçants immigrés, Milton Friedman (1912-2006) est un économiste américain dont les idées ont eu une influence fondamentale sur le XXème siècle.
Il n’est pas un contemporain de Keynes. L’année où décède ce géant (1946), Friedman obtient son doctorat à l’Université de Columbia. Il rejoint ensuite l’Université de Chicago en tant que professeur d’Économie. Abandonnant le keynésianisme de ses vertes années, il y restera 30 ans et développera sa propre chapelle : l’École monétariste de Chicago. Avec celui de Friedman (1976), cette chapelle cumule 5 prix Nobel : George Stigler, Ronald Coase, Gary Becker, Robert E. Lucas.
En parallèle, il rejoint le National Bureau of Economic Research (NBER : « Bureau national de recherche économique »). Ce think tank privé est le plus grand organisme de recherche économique américain. Il est entre autres à l’origine de la création d’indices tels que le PIB, et a vu passer une grosse quinzaine de prix Nobel.
Bref, le truc de Friedman, c’est les statistiques, pas les leçons de morale.
Si Friedman a joué un rôle de conseiller politique (officiel ou officieux) auprès de personnalités républicaines des années 1960 aux années 1980 (Barry Goldwater, Richard Nixon, Ronald Reagan…), c’est surtout son activité d’essayiste (certains de ses livres, comme Capitalisme et liberté, publié en 1962, se sont rapidement vendus à des centaines de milliers d’exemplaires), sa chronique dans Newsweek et son émission télévision Free to choose (La liberté du choix, une série de 10 émissions diffusée en 1980) qui l’on rendu populaire en tant que promoteur du libéralisme.
Du début des années 1960 au début des années 1980, il est un intellectuel incontournable dans le débat public, souvent épaulé par sa femme Rose.
En 1996, il crée une fondation en faveur de la liberté de choix pour l’éducation. Il meurt d’une crise cardiaque le 16 novembre 2006, à l’âge de 94 ans.
Qu’est-ce que le monétarisme ?
Friedman est surtout pour sa théorie quantitative de la monnaie et les effets de l’inflation.
Alors que Keynes recommandait aux autorités publiques de recourir sans ambages à la politique budgétaire et à la politique monétaire, la théorie monétariste met l’accent sur le rôle crucial de la masse monétaire dans l’économie. Pour les friedmaniens, le contrôle de la masse monétaire en circulation est le moyen le plus efficace d’influencer l’activité économique. Cette école remet en question l’idée que les autorités gouvernementales puissent réguler l’économie en ajustant les dépenses publiques et les impôts, c’est-à-dire la politique budgétaire.
Il s’ensuite que les monétaristes prônent un rôle limité du gouvernement dans l’économie, mettant l’accent sur la stabilité monétaire comme moyen de favoriser une croissance économique réelle (c’est-à-dire compte tenu de l’inflation) et durable.
Par ailleurs, les monétaristes considèrent la stabilité de la masse monétaire comme le moyen essentiel pour assurer la stabilité des prix. « L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production », résumait Friedman.
L’économiste a même déclaré que « la monnaie est une chose trop sérieuse pour la confier aux banques centrales. » Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que la politique monétaire devrait être guidée par une règle claire et prévisible plutôt que par la discrétion des banques centrales. La règle qu’il suggérait était que le taux de croissance de la monétaire soit indexé sur la croissance potentielle de l’économie à long terme (donc indépendamment des variations de l’activité à court terme), c’est-à-dire la croissance maximale soutenable sans créer d’inflation ou de déflation, afin de maintenir la stabilité des prix.
Selon Friedman, cette « K-Percent Rule » est censée permettre d’éviter les erreurs de politique monétaire du type de celle menée par la Fed à la suite de la crise de 1929, laquelle a provoqué, aggravé et prolongé la dépression économique : « La Fed est largement responsable de [l’ampleur de la crise de 1929]. Au lieu d’user de son pouvoir pour compenser la crise, elle réduisit d’un tiers la masse monétaire entre 1929 et 1933… Loin d’être un échec du système de libre entreprise, la crise a été un échec tragique de l’État », écrivait-il dans ses mémoires.
Comme indiqué en préambule, ce précepte friedmanien est devenu le prétexte des banquiers centraux pour imprimer de l’argent à tout va.
Milton Friedman est-il l’« anti-Keynes » ?
Pas vraiment.
Milton Friedman est à juste titre considéré comme une figure antithétique à celle de Keynes sur toute une série de sujets :
- Rôle du gouvernement vis-à-vis de l’économie et la société ;
- Efficacité de la politique budgétaire, en particulier en période de récession ;
- Causes des cycles économiques (Keynes mettant l’accent sur les fluctuations de la demande globale, Friedman sur l’instabilité de la masse monétaire)…
Cela explique qu’il ait été surnommé l’« anti-Keynes ».
Les travaux de Friedman reprennent cependant nombre d’outils d’analyse de l’appareil keynésien.
À ce sujet : vous vous souvenez de la citation de Richard Nixon au sujet du keynésianisme ? En fait, dès 1965, le journal le Time avait publié une citation de Friedman dans laquelle il déclarait « Nous sommes tous keynésiens aujourd’hui ». Face à la polémique, Friedman avait dû par la suite publier un erratum, expliquant que sa citation était tronquée et qu’il fallait en fait comprendre qu’« En un sens, nous sommes tous keynésiens aujourd’hui ; en un autre sens, plus personne n’est keynésien. […] Nous utilisons tous le langage et l’appareil d’analyse keynésiens, mais plus personne n’accepte les conclusions keynésiennes originelles. »
Voilà qui répond à la question de savoir si Friedman était ou non l’« anti-Keynes ».
Dans le prochain billet, je vous présenterai les vrais anti-Keynes : ceux qui rejettent non seulement les conclusions de l’économiste anglais, mais également ses outils conceptuels.
Quel a été l’impact des idées de Friedman sur l’action publique ?
Avec l’arrivée de la stagflation au Royaume-Uni à partir de 1968 et aux Etats-Unis dans les années 1970, les idées monétaristes se sont imposées, alors que le keynésianisme dominant perdait de sa splendeur.
- États-Unis : l’influence de Friedman a été notable sous les administrations Reagan entre janvier 1981 et janvier 1989. Friedman conseilla Reagan dans sa campagne présidentielle et au cours de ses deux mandats. Au plan budgétaire, les “reaganomics” se sont caractérisés par une baisse des taux marginaux d’imposition, une déréglementation de l’économie, et une réorientation vers les principes de l’économie de l’offre. Bien que toutes ces politiques ne puissent être attribuées uniquement à Friedman, ses idées ont servi de base intellectuelle à de nombreuses réformes. Par ailleurs, l’influence de Friedman s’est fortement ressentie dans le domaine monétaire avant même l’arrivée des Républicains à la Maison-Blanche. Nommé par le président Jimmy Carter à la tête de la Fed en août 1979, Paul Volcker combat la stagflation américaine (stagnation économique + inflation élevée) grâce aux recettes monétaristes : hausse des taux directeurs et réduction de la masse monétaire, qui conduit à la chute de l’inflation (et à la chute du cours de l’or), et à une récession, prélude à une forte reprise économique.
- Royaume-Uni : confrontée à une inflation élevée, Margaret Thatcher (mai 1979 – novembre 1990) a elle aussi combattu la hausse des prix en appliquant les recettes monétaristes. La « Dame de fer » a par ailleurs mené une politique axée sur la réduction du rôle de l’État vis-à-vis de l’économie et la société, la privatisation d’entreprises publiques, la réduction des impôts et la promotion des principes du marché libre. La pensée de Friedman ne fut cependant qu’une inspirations parmi d’autres. Dans ses mémoires, Thatcher indique accorder aux idées de Friedrich Hayek une part bien plus importante dans l’évolution de sa pensée.
- Nouvelle-Zélande : à partir des années 1980, Wellington a mis en œuvre des réformes économiques influencées par les idées de Friedman : politique monétaire, déréglementation de l’économie, libéralisation des marchés, privatisation d’entreprises publiques…
En résumé, les idées de Friedman sont associées à la vague « néolibérale » (avec tous les guillemets du monde, puisqu’aucune école d’Économie ne se revendique de ce terme journalistique) des années 1980.
Milton Friedman était-il proche du dictateur Augusto Pinochet ?
Milton Friedman a forgé l’expression « miracle chilien » pour désigner le résultat des réformes économiques libérales mises en œuvre au Chili sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet.
Arrivé au pouvoir pour 17 ans suite au coup d’État du 11 septembre 1973, Pinochet succède au président socialiste Salvador Allende, élu démocratiquement en 1970.
Ce dernier avait initialement pour objectif de mettre en place un « État socialiste » de façon non violente et légale. Cependant, la « voie chilienne vers le socialisme » avait conduit le pays aux nationalisations d’industries clé, aux déficits budgétaires, à l’inflation, aux dévaluations, aux conflits sociaux et, in fine, à l’effondrement économique et à la misère, avec un Allende dont les velléités se sont révélées de plus en plus autoritaires.
Imaginez une situation qui ressemble à celle du Venezuela contemporain en moins avancée. Suite à de telles recettes et à de tels résultats, il n’était pas difficile de faire mieux.
Arrive Pinochet suite au coup d’État de 1973.
Sans surprise, appliquant à partir de 1975 un plan de réformes libérales, l’économie chilienne s’est redressée sous Pinochet, pour devenir le pays le plus riche d’Amérique latine.
Point de « miracle » ici.
Cependant, une légende urbaine, propagée par la journaliste canadienne Naomi Klein, voudrait que Milton Friedman ait été un conseillé de Pinochet (et d’autres dictatures) et un soutien à la junte militaire, ce qui ce serait censé démontrer que le libéralisme porte en lui le germe du totalitarisme.
Les deux propositions sont fausses.
Comme le dispose la loi de Brandolini (autrement appelé principe d’asymétrie du bullshit), « l’effort nécessaire pour réfuter une ineptie est toujours nettement supérieur à celui demandé pour la produire. » Ce billet ne se prêtant pas au démontage du mythe des Chicago Boys, je renvoie le lecteur curieux à deux billets de Guillaume Nicoulaud, qui a démonté chaque pièce de son moteur (voir ici et là).
« Ce mythe, […] écrit Nicoulaud, n’a pas d’autre but que d’instiller l’idée selon laquelle « le libéralisme s’accommode d’une dictature ». » C’est un contresens grossier, le libéralisme se définissant par opposition à toute forme d’autoritarisme. Au contraire, les dictatures s’accommodent très bien de la doctrine keynésienne, comme l’a écrit Keynes lui-même.
Alors, que faut-il penser de Friedman ?
Souvent, quand je lis son nom, je repense à cette anecdote de Charles Gave, qui a connu l’économiste américain : « Il y a bien longtemps, j’ai posé cette question à Milton Friedman : « Comment se fait-il que la moitié au moins des grands théoriciens du libéralisme dans l’histoire aient été français (Montaigne, Montesquieu, Turgot, JB Say, Benjamin Constant, Tocqueville, Bastiat, Molinari, et plus récemment Jouvenel, Raymond Aron, Raymond Boudon, JF Revel…) et que la France n’ait jamais vraiment connu un régime libéral ? A cette question il avait répondu en riant beaucoup « Charles, pour bien décrire le paradis, il faut vivre en enfer ». »
Aux antipodes des pouvoirs autoritaires de gauche comme de droite, ce sympathique personnage était un grand ami de la liberté.
A moins que… à moins qu’il ne faille nuancer cette hypothèse…
Certains membres de la prochaine chapelle économique que je vais vous présenter ont en effet posé la question de savoir si Milton Friedman n’était pas à certains égards… un étatiste keynésien !