Les périodes de guerres ont un impact prépondérant sur l’or, qui revient systématiquement au centre du jeu politique. La Seconde Guerre mondiale ne fait pas exception à la règle.
Ce qu’il faut retenir :
- Durant la Seconde Guerre mondiale, l’État français a interdit la détention, le commerce, l’importation et l’exportation d’or. La nature ayant horreur du vide, un marché clandestin de l’or s’est organisé en réaction ;
- En France, sur la période 1941-1948, aucune des grandes classes d’actifs n’a réussi à protéger intégralement les épargnants face à une inflation moyenne annuelle de 39% ;
- L’or a cependant permis de « limiter la casse » avec une performance réelle de -5% par an.
Pour vous raconter l’histoire l’évolution du prix de l’or au cours de la période 1941-1948, je vais fonder mon propos sur les écrits de l’une des rares spécialistes de la question. Il s’agit de Thi Hong Van Hong, qui a dédié sa thèse de doctorat au marché parisien de l’or entre 1949 et 2009, et qui est également l’auteur d’un article de recherche spécifiquement dédié à la question qui nous intéresse aujourd’hui. Hoang y détaille comment est né, a fonctionné et a évolué le marché clandestin de l’or à Paris, depuis le début de ses activités en 1940 à sa fin officielle le 19 février 1948.
Mais avant de traiter de ces questions, il va me falloir remonter quelques décennies en arrière pour évoquer l’évolution du rapport entre l’or et la monnaie en France, avant que le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ne vienne changer la donne.
Rapport entre l’or et la monnaie en France, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale
La France entre dans le XXᵉ siècle avec un système monétaire bimétallique. Depuis 1803, le franc germinal est défini par un poids d’or et d’argent.
L’or en France entre la Première Guerre mondiale et l’entre-deux guerres
Puis arrive 1914 et la Première Guerre mondiale. Cette année « marque le début de la démonétisation de l’or en France », indique Hoang. La Banque de France plante le premier clou dans le cercueil du rôle monétaire de l’or en décidant de suspendre la convertibilité des billets en pièces d’or, alors qu’il s’agit d’un principe cardinal de l’étalon or. La Grande Guerre conduit les pouvoirs publics à imposer d’autres restrictions dont Hoang dresse l’inventaire : « l’interdiction d’exporter de l’or en 1915, l’interdiction d’échanger de l’or au-dessus du cours légal en 1916, l’interdiction de la refonte des pièces d’or en 1919. »
Durant l’entre-deux guerres, les clous continuent de s’accumuler sur le cercueil du rôle monétaire de l’or. En 1928, le franc germinal est remplacé par le franc Poincaré. Le lien avec l’or subsiste mais il s’amenuise : comme le relève Hoang, « l’étalon-or devient l’étalon-or lingot car le remboursement des billets en or n’est possible qu’à partir d’un montant équivalent à 12,5 kilos d’or (soit 215.000 anciens francs). »
Le Front populaire, aux commandes de l’Etat entre mai 1936 et avril 1938, joue de tout son poids en vue de retirer à l’or son rôle monétaire. Avec la loi du 1er octobre 1936, l’Etat abandonne la convertibilité or du franc. Avec le passage du franc Poincaré au franc Auriol, c’est « la fin définitive de l’étalon-or en France », écrit Hoang. L’Etat n’en reste pas là : il réquisitionne l’or des Français.
Seconde Guerre mondiale : du marché clandestin de l’or au marché officiel de l’or
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’État interdit la détention, le commerce, l’importation et l’exportation d’or. La nature ayant horreur du vide, un marché clandestin de l’or s’organise en réaction.
Voici comment Hoang, qui a étudié cette période dans ses moindres détails, résume cet épisode de notre histoire monétaire :
« … le commerce clandestin de l’or commence à s’organiser en 1940 [N.B. l’armistice a été signé le 22 juin] pour devenir un véritable marché clandestin à partir de 1941 à Paris.
[les vendeurs sur le marché clandestin de l’or à Paris sont des intermédiaires, des « trafiquants », des vendeurs réguliers ou des arbitragistes. Ils importent de l’or à la frontière pour le revendre plus cher à Paris. L’offre d’or vient de partout via Tanger, Beyrouth, Lisbonne pour finalement traverser la frontière suisse.][Ce marché clandestin de l’or] dernier traverse la Deuxième Guerre mondiale et subsiste jusqu’en 1948 quand René Mayer, ministre des Finances de 1947 à 1948, décide de libérer la détention et le commerce de l’or en France.
Un marché officiel de l’or est ainsi ouvert à la Bourse de Paris le 19 février 1948. Il est organisé et réglementé par la Chambre Syndicale des Agents de Change.
Après 56 ans d’existence, ce marché est fermé en juillet 2004 pour laisser place à un marché de gré à gré où le prix d’équilibre est déterminé par la Compagnie Parisienne de Réescompte. »
Voilà pour l’arrière-plan historique. Passons aux performances financières.
Que se passe-t-il avec le prix de l’or pendant la guerre ?
Commençons par poser la caractéristique fondamentale du contexte macroéconomique de l’époque.
Un contexte très inflationniste… à la limite de l’hyperinflation !
La période qui s’étend de l’Occupation et de l’émergence du marché clandestin de l’or jusqu’à la création du marché officiel de l’or (1941-1948) est une période très inflationniste.
Elle n’est cependant pas répertoriée comme hyperinflationniste, puisque le taux d’inflation annuel s’est monté à 39% « seulement », ce qui n’est pas suffisant pour figurer dans la funeste Table d’hyperinflation de Hanke-Krus.
En effet, en 2013, les deux économistes américains Steve Hanke et Nicholas Krus ont réduit la définition originelle de Philip Cagan aux seuls cas d’« inflation durant lesquels le taux d’inflation dépasse 50% par mois pendant au moins 30 jours consécutifs ».
Table d’hyperinflation de Hanke-Krus (1796 – 2023)
La question est donc non seulement de savoir si l’or a battu les autres classes d’actifs, mais surtout… l’inflation !
Napoléon 20 francs et Souverain pendant la Seconde Guerre mondiale en France
Voici tout d’abord comment a évolué le cours de l’or entre février 1941 et janvier 1948 à Paris, ici représenté par la cotation du Napoléon (en rouge) et du Souverain britannique (en vert).
L’écart entre les deux courbes s’explique par le fait qu’un Napoléon 20 francs (le « nap ») pèse 6,4 grammes dont 5,8 grammes d’or fin, alors que le souverain (le « cavalier ») pèse 7,9 grammes dont 7,3 grammes d’or fin. Il s’agit des deux pièces les plus échangées à l’époque à Paris, devant le dollar américain.
Je rappelle que nous parlons ici du cours de l’or sur le marché clandestin. Ces prix parallèles y étaient souvent 4 à 5 fois plus élevés que le prix officiel de l’or pratiqué par la Banque de France.
Globalement, on constate que le cours de l’or a explosé à la hausse entre 1941 et janvier 1946, après quoi il a très fortement chuté.
Pourquoi l’or augmente-t-il en temps de guerre ?
Il n’y a rien d’étonnant à cela puisque comme l’explique Hoang : « le prix de l’or sur le marché clandestin à Paris (1941-1948) est très affecté par les facteurs politiques (instabilité des gouvernements, agitation sociale), les facteurs financiers (inflation) et surtout par les événements de la Deuxième Guerre mondiale. Un risque d’aggravation de la guerre a pour conséquence l’augmentation du prix de l’or et inversement. »
Mais alors, cette évolution du cours de l’or a-t-elle été satisfaisante, ou décevante ? L’or a-t-il permis aux épargnants de protéger leur pouvoir d’achat, ou bien a-t-il fait moins bien que l’inflation ? Par ailleurs, l’or a-t-il fait mieux ou moins bien que les autres grandes classes d’actifs ?
L’or, derrière les actions et l’inflation… mais très largement devant les obligations !
Sur la période 1941-1948, en France, aucune des grandes classes d’actif n’a permis de battre l’inflation ! C’est le premier grand constat qui ressort des travaux de Hoang.
Comme on le constate sur le premier graphique, qui représente la performance moyenne annuelle nominale (c’est-à-dire inflation exclue) des grandes classes d’actifs entre 1941 et 1948 :
- Les obligations (coupon inclus) ont fait +2% ;
- L’or a fait +26% ;
- Les actions (dividendes réinvestis) on fait +31% ;
- Mais l’inflation a fait +39% !
Autrement dit, aucune de ces 3 classes d’actifs n’a réussi à battre l’inflation sur la période 1941-1948 !
Ensuite, comme on le constate sur le second graphique, qui représente la performance moyenne réelle (c’est-à-dire après la prise en compte de l’inflation à +39% par an) des grandes classes d’actifs entre 1941 et 1948 :
- Les obligations (coupon inclus) ont fait -24% ;
- L’or a fait -5% ;
- Les actions (dividendes réinvestis) ont fait -4%.
Autrement dit, sur la période 1941-1948, la performance de l’or a été très élevée, presque aussi élevée que celle des actions et beaucoup plus élevée que celle des obligations mais, une fois l’inflation prise en compte, l’épargne en or a perdu du pouvoir d’achat entre 1941 et 1948.
Au cours de cette période, l’or (à l’instar des actions) a permis de « limiter la casse », quand les porteurs d’obligations se sont retrouvés ruinés.
Dans d’autres contextes très inflationnistes, comme par exemple l’Allemagne de Weimar, l’or a cependant fini devant les actions en termes de performance.
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L’histoire montre que les actifs tangibles, en particulier les actions et l’or, sont les meilleures protections contre l’inflation en cas de guerre.
En règle générale, en période de guerre, les actions et l’or se révèlent des choix très largement préférables aux obligations et aux liquidités, dont le pouvoir d’achat s’évapore comme neige au soleil face à une inflation en roue libre.
L’Histoire montre que ceux qui ne finissent pas ruinés ont opté pour des actifs tangibles : actions, or, matières premières et autres métaux précieux.
[1] Hoang est désormais enseignant à la Montpellier Business School.
[2] Thi Hong Van Hoang, « Le marché parisien de l’or de 1949 à 2009 : Histoire et finance », thèse de doctorat sous la direction du professeur Georges Galais-Hamonno, Université d’Orléans, décembre 2010.
[3] Thi Hong Van Hoang, « Le commerce de l’or à Paris de 1941 à 1948 : de la clandestinité à la liberté », Économies et Sociétés (Série ‘Histoire Économique Quantitative’), Association Française de Cliométrie (AFC), pages 1-31, 01/2011.
[4] Laquelle débouchait sur un taux d’inflation annuel de 12 975 %.