Bien souvent, l’Histoire économique reste marquée davantage par des épisodes sévères d’inflation (hyperinflation) que par la déflation. Pourtant, un pays fait exception à la règle, et pas des moindres : le Japon.
Depuis les années 1990, le pays des samouraïs essuie les conséquences d’une décennie perdue, après l’éclatement d’une bulle spéculative dont les conséquences furent sans doute sous-estimées.
Quelles sont les causes culturelles et politiques de cette déflation ? Pourquoi a-t-elle perduré si longtemps ? Quelles solutions ont été apportées à cette crise déflationniste ? Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode économique ?
Zoom sur les effets d’une décennie perdue qui impacte, encore aujourd’hui, le pouvoir d’achat et l’état d’esprit de la jeunesse nipponne.
Les causes de la déflation japonaise
Le piège de la déflation
Parce qu’elle augmente la valeur de la monnaie, d’aucuns pourraient croire que la déflation est un atout pour la santé économique d’un État.
Mais il n’en est rien, et ce, pour plusieurs raisons :
- L’augmentation du pouvoir d’achat des ménages les pousse à retarder leurs dépenses, par anticipation d’une nouvelle baisse des coûts à venir, ce qui appauvrit logiquement les entreprises, prestataires de biens et de services.
- Le phénomène encourage les ménages à placer leur argent, ce qui ralentit encore davantage la circulation de la monnaie.
- Les taux d’intérêt (réels) sont élevés sur les obligations d’État, ce qui incite là encore la population à épargner, plutôt qu’à investir dans des actifs à risque dont le rendement ne serait pas plus fort.
- Pour être remboursée sur le long terme, la dette d’un pays doit être financée par des revenus dont le pouvoir d’achat est stable (voire décroissant), mais pas en plein boom.
Le cercle vicieux de la déflation
Concrètement, la déflation nipponne s’est développée et enracinée pour plusieurs raisons (auxquelles la politique de change et la politique monétaire du Japon n’ont pas su faire face avec efficacité et réactivité).
L’augmentation généralisée du pouvoir d’achat empêche les entreprises de procéder à un rééquilibrage concurrentiel : baisser leurs prix ne sert à rien. L’étape suivante : les sociétés les plus faibles peinent à faire face et s’endettent, ce qui accroît le risque de défaut de paiement. Résultat : les établissements bancaires s’affaiblissent à leur tour !
Bon savoir : Sur la vingtaine de banques présentes au Japon dans les années 1990, seuls cinq grands groupes ont su traverser l’épreuve de la déflation.
Les entreprises en bonne santé financière, quant à elles, préfèrent épargner plutôt que d’investir, puisque les taux d’intérêt réels sont des plus élevés. Résultat : ni croissance, ni développement. Et c’est justement pour cela que l’on parle de décennie perdue au Japon : la déflation a impliqué 12 à 15 années de croissance nulle.
Déflation au Japon : des mesures insuffisantes
Les instruments utilisés face à la crise
Dans la pratique, les autorités nippones ont mis en place plusieurs réponses à la déflation, toutes insuffisantes :
- l’augmentation des taux d’intérêt réels et nominaux ;
- l’augmentation de la masse monétaire ;
- l’injection de liquidités via l’achat massif d’obligations d’État (bons du Trésor) ;
- la baisse drastique du taux d’escompte (6% en 1990, à 0,5% en 1995) ;
- l’accumulation de réserves de change.
Au fond, on distingue deux problèmes structurels qui ont empêché à toutes ces mesures d’atteindre leur plein potentiel. D’une part, les entreprises et ménages ont toujours fait un usage frugal de leur pouvoir d’achat, empêchant l’économie de repartir du bon pied.
D’autre part, il est reproché au Japon d’avoir mis trop de temps à mettre ces mesures en œuvre, sous couvert de vouloir remettre au lendemain les sacrifices qui s’imposaient dans l’immédiat. Avec le recul, cette procrastination par crainte a coûté cher à l’État nippon, et ce, pour de nombreuses années.
Les théories économiques
Une large part des économistes expliquent cette décennie perdue japonaise par plusieurs erreurs successives qui auraient été commises par la Banque centrale du Japon et sa politique monétaire.
Premièrement, l’école monétariste plaide pour une injection de liquidités afin d’augmenter drastiquement la masse monétaire, ce qui aurait pour effet de faire perdre de la valeur à la monnaie, pour retrouver un niveau d’équilibre entre déflation et inflation. Et pourtant : entre 1993 et 1999, la masse monétaire nipponne a crû de 50%, soit 10 fois plus que le PIB nominal du pays.
Bon à savoir : Les monétaristes soutenaient ainsi le renforcement de l’agrégat monétaire M2. Celui-ci contient notamment la monnaie en circulation, les comptes chèques et les livrets d’épargne, excluant toute épargne à plus long terme.
Seconde option prônée par les économistes, l’achat direct de titres privés par la Banque centrale du Japon sur les marchés financiers afin de restructurer le système bancaire. En impactant ainsi directement les marchés financiers, elle aurait alors créé une anticipation inflationniste susceptible de rééquilibrer l’économie. Nouveau problème, éthique cette fois-ci : un tel interventionnisme entre-t-il dans la mission d’une banque centrale ?
En outre, l’économie japonaise fait preuve d’une élasticité faible : autrement dit, quand les taux d’intérêt sont réajustés, les décisions d’investissement ne s’adaptent pas toujours aussi vite que prévu.
Dernier espoir : la politique du change. Parce que le yen est une monnaie forte, sa dépréciation face au dollar pourrait occasionner une explosion des prix à l’importation (payés en devise nationale). Ainsi, une monnaie japonaise dévaluée pourrait, comme souhaité, perdre de sa valeur : malheureusement, le commerce international ne représente qu’une faible part de la croissance nippone…
Les conséquences de la déflation japonaise
L’affaiblissement des banques
Avec l’essor des crédits impayés et les pertes en capitaux dues à la chute des cours boursiers, les banques japonaises se trouvent de plus en plus affaiblies durant la décennie perdue.
Leur erreur : avoir prêté davantage aux débiteurs en difficulté financière (espérant ainsi les aider à rembourser leurs dettes déjà existantes) qu’aux clients en bonne santé. Un cas de figure décrit par les économistes comme une « sélection adverse ».
Le rôle prépondérant que jouent les banques dans l’économie nippone engendre alors une fragilisation de toutes les entreprises et de tous les secteurs, peu importe leur niveau de santé financière.
Un impact sur le long terme
Si le risque systémique a disparu depuis 1999, il n’en reste pas moins que le Japon doit, aujourd’hui encore, composer avec la déflation latente de son économie. La troisième puissance économique mondiale a ainsi dû faire face à un pic de chômage à 5,5% dans les années 2000 : un record pour le pays.
Aujourd’hui, la frugalité est toujours de vigueur, notamment chez les jeunes générations. Inquiétude pour leur avenir, diminution des dépenses en voyages à l’étranger (-30%) et en ventes de voitures (-20%)… Tout cela, accentué par le vieillissement et l’entassement de la population sur l’archipel.
Le délai mis par les autorités japonaises à instaurer des mesures dignes de ce nom a finalement fait traîner en longueur un phénomène de déflation qui aurait pu (et dû) être pris en charge rapidement afin de peser sur les anticipations d’inflation. Bien que le Japon ait toujours évité la dépression (état extrême de déflation), le pays garde des séquelles, autant dans le secteur public que privé, de cette décennie perdue.
Alors que la déflation était traditionnellement vue sous l’angle d’un objet d’étude en économie, ce phénomène monétaire a pourtant mis un terme au « miracle économique japonais ». Morale de cette histoire : en termes de politique monétaire, ne jamais remettre au lendemain les mesures que l’on peut prendre aujourd’hui.