La création de l’euro est une étape majeure de la construction européenne. Pour certains, il s’agit de « la plus belle construction politique de l’après-guerre ». Pour d’autres, l’euro serait responsable d’une grande partie de nos malheurs économiques. Que faut-il en penser ?
Ce qu’il faut retenir :
- L’Histoire nous enseigne que les intégrations monétaires réussies sont subordonnées à une volonté d’intégration politique ;
- L’avènement de l’euro s’est déroulé de manière très proche à ce que prévoyait le rapport Werner de 1970, lequel pourrait passer pour une véritable « histoire du futur » ;
- Sauf à ce que le courant fédéraliste l’emporte une bonne fois pour toutes au sein de l’Union européenne, la zone euro a peu de chances de jamais de venir une « zone monétaire optimale ».
Mais avant de passer à la technique, je vous propose une petite histoire du projet politique européen, du point de vue de son unification monétaire.
Petite histoire de l’intégration monétaire en Europe
L’euro n’est pas la première tentative d’unification monétaire européenne.
L’Union monétaire latine, l’Union monétaire scandinave et l’Unification monétaire allemande
3 unions monétaires ont précédé l’avènement de l’euro :
- L’Union monétaire latine, au sein de laquelle se sont regroupées la France, la Belgique, la Suisse et l’Italie (membres fondateurs), puis la Grèce, entre 1865 et 1927 ;
- L’Union monétaire scandinave, qui a réuni la Norvège, la Suède et le Danemark entre 1873 et 1924 ;
- L’Unification monétaire allemande, qui s’est déroulée tout au long du XIXe siècle pour aboutir à l’unification politique de l’Allemagne en 1871, et la création du Mark en 1873.

Quelles conclusions dresser face à ces 3 expériences ?
La conclusion principale est sans doute que les intégrations monétaires réussies sont subordonnées à une volonté d’intégration politique. À défaut, confrontés à une crise grave, les États en cause risquent d’adopter des politiques irréconciliables, menaçant la pérennité de l’union monétaire.
Ceci posé, passons à l’histoire récente.
Du Traité de Rome à l’euro (1957-2002)
Conscients de cet enseignement, les concepteurs de l’euro ont œuvré non pas à favoriser l’intégration monétaire, mais l’intégration économique en Europe. C’est tout le sens du traité de Rome de 1957 qui réduit les barrières douanières entre les États membres de ce qui devient alors la Communauté économique européenne (CEE).
Il faut attendre 1969 pour que soit évoquée clairement l’idée d’une union monétaire lors du sommet de La Haye, où les dirigeants européens se mettent d’accord pour construire une union économique et monétaire (UEM) par étapes.
Le Conseil européen demande alors au premier ministre luxembourgeois Pierre Werner d’élaborer un plan dégageant les options fondamentales de la réalisation par étape d’une UEM.
Le rapport Werner, déposé en 1970, propose une approche en 3 étapes :
- 1. La fixation de taux de change fixes entre les monnaies des États membres ;
- 2. Une politique monétaire commune ;
- 3. L’adoption d’une monnaie unique (initialement prévue pour 1980).
La première étape a connu plusieurs versions :
- Le système du « Serpent dans le tunnel » (1972-78), qui visait à réduire les fluctuations entre les monnaies européennes, lequel n’a pas résisté aux conséquences du premier choc pétrolier ;
- La mise en place en 1979 du Système monétaire européen (SME), lequel fixe des taux pivots pour chaque monnaie européenne par rapport à l’Écu (European currency unit : un étalon de mesure qui sera ensuite remplacé par l’Euro).
Puis en 1986 est adopté l’Acte unique européen (AUE), par lequel les EM de la CEE s’engagent à établir un marché unique européen des biens et des services pour 1992.
Or à l’époque, on sait depuis belle lurette que pour récolter les bénéfices totaux d’un marché unique, il faut disposer d’une monnaie unique.C’est ainsi qu’en 1992, le traité de Maastricht prévoit l’instauration d’une monnaie unique.
Les mois et les années qui suivent ont été marqués par des attaques spéculatives contre certaines devises européennes, la ratification incertaine du Traité par les États membres, et par le respect plus ou moins aléatoire des 5 critères de convergence de la future zone euro.
Quelle année, quand est-on passé à l’euro ?
La route a été longue mais le 1er janvier 1999 :
- Une politique monétaire commune est mise en place ;
- Les parités entre les monnaies des 11 pays fondateurs de la zone euro sont irrémédiablement fixées (système de changes fixes) ;
- Les émissions d’obligation d’État et les transactions interbancaires se font en euros.
L’euro est ainsi en usage sous sa forme scripturale, succédant à l’ECU.
Passage à l’euro : date de la mise en circulation des pièces et des billets
Puis, le 1er janvier 2002 :
- Les billets et les pièces en euros sont introduits parallèlement aux monnaies nationales, avant leur remplacement définitif dans un délai de 6 mois.
Il est ainsi en usage sous sa forme fiduciaire.

Quels enseignements retenir de cette petite histoire ?
La principale leçon à tirer est que les pères de l’euro ont fait le choix du gradualisme : plutôt que d’adopter une monnaie unique du jour au lendemain (comme dans le cas de l’unification monétaire allemande), l’Europe a choisi d’avancer par étapes afin que l’adoption de la monnaie unique s’accompagne d’une convergence économique entre les États membres de la zone euro.
Certes avec 20 ans de décalage, tout s’est déroulé comme prévu par le rapport Werner, véritable histoire du futur.
Combien de pays utilisent l’euro, aujourd’hui ?
En 2024, de nombreuses entités utilisent l’euro :
- 20 États de la zone euro : Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Portugal, Slovaquie, Slovénie ;
- 4 micro-États européens : Andorre, Monaco, Saint-Marin et le Vatican ;
- 4 pays et territoires d’outre-mer : Akrotiri et Dhekelia, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres australes et antarctiques françaises.
- D’autres pays dans la sphère d’influence de l’Union européenne : Kosovo, Monténégro.
Viennent ensuite les entités qui, sans utiliser l’euro en tant que tel, ont lié leur monnaie à l’euro, du fait d’un amarrage historique au franc français, à l’escudo portugais ou au mark allemand. En voici la liste :
- Bénin, Bosnie-Herzégovine, Burkina Faso, Cameroun, Cap-Vert, Comores, Congo (Brazzaville), Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée équatoriale, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis-et-Futuna, République centrafricaine, Sao Tomé-et-Principe, Sénégal, Tchad, Togo.
L’aspect historique de la situation ainsi posé, je vous propose d’en venir aux avantages et aux inconvénients de l’euro.
Quels sont les avantages et les inconvénients de l’euro ?
Les avantages de l’euro
Débutons avec une évidence.
L’élimination des coûts de transaction
Par coûts de transaction, on entend les charges liées à la conversion d’une devise en une autre.
Au niveau des effets directs, cela représente une économie d’argent (les frais de change)… mais aussi un gain de temps ! Enfin… dans la mesure où vous n’êtes pas une banque ni un bureau de change, auquel cas c’est l’inverse : de votre point de vue, l’introduction de l’euro a engendré un coût.
Viennent ensuite les effets indirects. En particulier, la transparence accrue des prix au niveau de la zone euro engendre une augmentation de la concurrence, bénéfique pour le consommateur.
Le point suivant est certes un peu plus technique, mais tout aussi évident.
La réduction de l’incertitude sur le taux de change qui brouille le signal des prix
L’existence de différentes monnaies au sein d’une même zone engendre une incertitude sur les taux de change, donc une incertitude sur les prix et les profits futurs.
Comme les agents économiques fondent leurs décisions de production, d’investissement et de consommation sur l’information fournie par les prix, l’introduction d’une monnaie unique améliore la qualité de leurs décisions.
Les bénéfices de l’euro comme monnaie internationale
Le premier bénéfice est la réduction des coûts engendrés par le risque de change pour les exportations et les importations.
Viennent ensuite les gains de seigneuriage.
L’euro est la deuxième monnaie de réserve internationale (après le dollar).

(or exclu, 2000 – 2023).
Cela signifie que la plupart des banques centrales thésaurisent l’euro au sein de leurs réserves de change. En pratique, cela signifie que la zone euro peut donc acheter des biens et des services à l’étranger sans rien donner en échange… si ce n’est des euros ! Cela permet d’avoir un déficit commercial structurel : c’est ce qu’on appelle un gain de seigneuriage.
Ceci dit, la zone euro est en excédent commercial. Par opposition aux Etats-Unis, elle ne profite pas de cet avantage, qui reste donc théorique.
Le gain de crédibilité dans la lutte contre l’inflation
Ici, l’idée est qu’une petite économie qui souhaite lutter contre l’inflation et qui s’est historiquement montrée peu efficace en la matière gagne en crédibilité lorsqu’elle rejoint une union monétaire. Par exemple, la Grèce, qui a connu des décennies d’inflation à deux chiffres, a vu celle-ci de stabiliser avec son intégration à la zone euro.

Plus globalement, l’union monétaire permet au pays ayant une faible crédibilité dans la lutte contre l’inflation de bénéficier de la réputation du pays le plus favorable à la lutte contre l’inflation. Avec l’euro, l’Italie, la Grèce et d’autres ont bénéficié de la crédibilité anti-inflationniste de l’Allemagne.

La diminution du risque d’attaques spéculatives
Dans une union monétaire, il n’y a plus qu’une seule monnaie. Les attaques spéculatives ne sont donc plus possibles par définition puisqu’en l’absence de monnaies nationales différentes et donc en l’absence de taux de changes entre les monnaies, il n’existe plus de possibilité de dévaluation.
L’euro peut bien sûr être attaqué, mais les moyens requis pour le déstabiliser sont beaucoup plus importants qu’en l’absence d’union monétaire.
Le moment est venu de retourner la médaille pour examiner ce qui se présente sur son revers…
Les inconvénients de l’euro
Ici, je me cantonnerai au coût majeur de toute union monétaire.
La perte du taux de change comme instrument d’ajustement aux chocs asymétriques
Derrière cette formule barbare se cache une réalité très simple.
Un choc est une perturbation non anticipée de l’équilibre de l’économie.
Un choc asymétrique affecte plusieurs pays ou régions de manière différenciée. Il peut être spécifique à un pays, comme le boycott de la France par les touristes d’un pays donné. Inversement, il peut être généralisé, mais avec un impact différent selon les pays : par exemple, l’augmentation du prix du gaz affecte d’autant plus les pays que ceux-ci sont dépourvus d’énergie nucléaire.
Face à un tel choc, le taux de change permet de déprécier la valeur de sa monnaie pour ramener la situation à l’équilibre. C’est tout le sens de la politique monétaire.
Or dans le cadre d’une union monétaire, chaque économie renonce à l’instrument du taux de change, donc à sa souveraineté monétaire. Il est donc probable que les conséquences du choc persistent.
C’est là qu’entre en piste la théorie des zones monétaires optimales.
Qu’est-ce que la théorie des zones monétaires optimales (ZMO) ?
Initiée par Robert Mundell en 1961, cette théorie est fondée sur l’idée qu’une zone monétaire ne peut être optimale que s’il existe des instruments d’ajustement venant compenser la perte du taux de change. Il s’agit ainsi de déterminer si les gains de l’union monétaire sont censés être supérieurs à ses coûts.
Sans entrer dans les détails, je dirai qu’au plus la main d’œuvre d’une zone est mobile géographiquement, au plus la production au sein de cette zone est diversifiée, au plus l’économie est ouverte sur l’étranger et au plus les différentes économies de la zone sont prêtes à opérer des transferts budgétaires d’un État à l’autre (fédéralisme budgétaire), au plus cette zone a des chances d’être optimale dans le cadre d’une union monétaire.
Reste à répondre à la question suivante…
La zone euro est-elle une zone monétaire optimale ?
Au sein de la zone euro :
- Contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis d’Amérique, la main d’œuvre est assez peu mobile ;
- La production est en revanche assez diversifiée ;
- Les économies européennes sont globalement très ouvertes au commerce international ;
- Reste la question des mécanismes de transfert budgétaire. Le budget de l’UE se monte à environ 1 % du PIB cumulé des économies de l’UE. À ce stade, quels que soient les mécanismes de transfert budgétaire, ils sont relativement marginaux. C’est surtout la politique monétaire européenne qui veille à contrer les chocs économiques qui viennent frapper la zone euro. On a encore pu le constater le 18 mars 2020, lorsque la BCE a annoncé l’avènement du Pandemic Emergency Purchase Program (PEPP) ou Programme de rachat d’urgence face à la pandémie (PRUP, dans la langue de Molière), son plan de sauvetage pharaonique de la zone euro.
Conclusion : seulement 2 des 4 critères de la théorie des Zones monétaires optimales sont respectés.
Autrement dit, sans intégration politique, la zone euro a d’excellentes chances de finir comme toutes les unions monétaires passées qui n’ont pas franchi cette étape. Elle rejoindra les souvenirs, puis les livres d’Histoire, à l’image de l’Union monétaire latine et l’Union monétaire scandinave.
Mais ce n’est pas tout ce qui se profil dans notre pare-brise…
L’euro numérique, c’est quoi ?
C’est le nom que porte le projet de monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de la Banque centrale européenne. Comme on peut le constater quasiment en temps réel sur le site CBDC tracker, l’euro numérique en est toujours au stade de projet, et aucune date de lancement n’a encore été officiellement annoncée.
Sur son site internet, le gouvernement français évoque au conditionnel la date de « novembre 2025 »…
Conclusion : à quand la fin de l’euro ?
On pourrait noircir des kilomètres de pages au sujet des avantages et des inconvénients de l’euro.
Sans avoir le loisir de développer, il me faut partager avec vous le pronostic de Charles Gave, que la réalité n’a cessé de confirmer. Depuis des années, le président de l’Institut des Libertés annonce en effet que l’euro mènera à « Trop de maisons en Espagne, trop de fonctionnaires en France, trop d’usines en Allemagne ».
Pour les thuriféraires de la monnaie unique, l’euro serait au contraire « la plus belle construction politique de l’après-guerre ».
Vu de ma fenêtre, le diagnostic de Charles Gave me semble plus adapté.
Comme toujours avec l’euro, on attend de voir comment réagiront les autorités publiques lors de la prochaine crise. Le suspense est rarement à son comble au sujet de la méthode, laquelle consiste invariablement à repousser à plus tard le traitement des problèmes de fonds. Il porte plutôt sur le résultat de l’action concertée des États et de la BCE.
Tôt ou tard, nous risquons une fois encore de constater avec l’euro que « les erreurs théoriques conduisent fatalement aux catastrophes pratiques », pour reprendre la formule de Bruno Bertez.
Sur son site internet, le gouvernement français évoque au conditionnel la date de « novembre 2025 »…